Pitbulls

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Deux de mes beaux-frères ont une vision passionnée du monde. Disposant tous les deux d’une culture économique, politique, religieuse et militaire extrêmement vaste et documentée, ils font des événements tragiques qui agitent notre histoire une lecture cohérente et implacable, quoique relevant, à mon avis, d’une certaine paranoïa. Tout ce qui arrive, tout ce qui est arrivé sur la planète, ils en possèdent l’explication. Les causes et les effets des crises et des guerres, ils savent en discerner les énormes et sombres rouages (impénétrables, il va sans dire, au commun des mortels, à qui l’on cache la vérité et qu’on abuse par toutes les histoires qu’on raconte dans les journaux). Eux cependant, à force de travail et d’enquête, sont capables de reconstituer le fonctionnement du système, de comprendre les gigantesques intérêts qui s’affrontent, et d’en livrer les clés. S’il reste un léger flou sur l’identité du cerveau machiavélique qui tire aujourd’hui les ficelles (l’un de mes beaux-frères tendrait volontiers à le situer du côté de l’Arabie et du Quatar, l’autre davantage vers Washington et Wall Street, mais — ils sont d’accord — c’est peut-être au fond la même chose), l’on ne saurait guère mettre en doute que de la chute de l’empire romain au Brexit en passant par les invasions mongoles et le sac de Constantinople, tout se tient avec une imparable logique.

Moi qui crois à la légèreté des êtres, à la beauté de l’imprévu, et à l’existence poétique des concours de circonstances, je constitue pour mes beaux-frères une cible de choix. Le jour de Noël, pendant quatre heures de rang, ils ont entrepris de me déniaiser de ma candeur et de m’ouvrir les yeux sur la véritable et inflexible réalité des choses. Si je pointais dans leurs propos quelque affirmation qui me semblait incohérente ou mal fondée, mal m’en prenait : ils repartaient parfois plusieurs siècles en arrière pour démontrer qu’il en allait bien comme ils me l’avaient dit et que si, ils avaient raison.

Je suis sorti de là épuisé, désireux comme rarement d’entrer dans le silence du sommeil. Mais j’ai fort mal dormi. Toute la nuit j’ai rêvé que deux pitbulls aboyant férocement étaient accrochés à mes basques, et que je ne trouvais aucun moyen de les faire taire ni de m’en débarrasser.

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Cepheides

Tous les psychiatres te le diront : il n’ y a pas pour le thérapeute d’épreuve plus difficile que celle d’affronter le discours d’un paranoïaque. Or, chez tout individu “normal” il existe une tendance dominante et tes beaux-frères n’ont, semble-t-il, pas hérité de la plus agréable. Bon courage !

christine

4 heures, quel courage ! Tu tiens du pitbull toi aussi, car il est tenace..

Michel Pinard

Joyeux Noël, malgré tout… las joies de la famille !!!