Tu vois, Albert, il connaît Sarkozy

Nous étions dans une campagne boisée, feuillus et conifères, hautes collines et vallons. Nous attendions. Au crépuscule une lueur orange est apparue derrière la ligne de crête mais ce n’était pas dans la direction où se couchait le soleil. Puis très vite nous avons vu de la fumée et des flammes, sur toute la largeur du paysage, et le feu s’est mis à descendre vers nous, dévalant la pente, dévorant les broussailles, incendiant les arbres un par un comme des allumettes, dans un bruit immense de brasier. Alors la personne qui nous avait conduits là a dit : — C’était beau, je voulais que vous voyiez tout ça avant que ça ne disparaisse, et nous avons fui en courant comme nous avons pu.

Deux ou trois vallons plus loin, alors que nous reprenions notre souffle sur un large chemin de terre plongé dans la pénombre, des hommes casqués vêtus de cotes de maille et de capes ont surgi des fossés et des fourrés alentour. Ils ont pris position de part et d’autre du chemin, formant une longue haie moyenâgeuse, et nous ont invités à prendre place parmi eux. Puis ils se sont mis à pousser des cris « hou ! hou ! » comme pour conspuer un cortège invisible qui aurait défilé devant nous, entre les deux rangées. Je reçus un coup de coude de l’un d’eux qui trouvait que je ne criais pas assez fort. Ces hommes n’avaient ni chevaux ni épées. Ils étaient dressés là comme des souvenirs.

L’instant d’après je me retrouvai à Paris, dans cette portion de la rue de la Croix Nivert qui monte doucement de la rue Lecourbe à la rue de Vaugirard, et que je connais bien. J’étais porteur d’un message pour Nicolas Sarkozy. C’était peut-être en 2010, il était encore président et mes parents étaient encore en vie. Je devais le retrouver dans un restaurant, une sorte de taverne bondée et bruyante. J’ai fait le tour de toutes les tables, je ne l’ai pas trouvé. J’ai demandé au patron, un gros moustachu, s’il n’y avait pas autrefois dans le fond de la salle un petit orchestre. — Il y a longtemps qu’il n’est plus là, me répondit-il, sans que je sache s’il parlait de l’orchestre ou de Sarkozy. Je suis sorti sous les regards hostiles et avinés des clients, j’ai traversé la rue et suis monté chez mes parents, au 235, ils m’ont ouvert, je leur ai dit que j’avais un coup de fil à passer. — A qui ? me demanda ma mère alors que je cherchais le numéro dans mon répertoire. — A Sarkozy. Alors elle s’est retournée vers mon père et je lui ai entendu dire à voix basse : — Tu vois, Albert, il connaît Sarkozy.

Quand je suis ressorti de l’immeuble, j’ai pris à gauche, et découvert un nouveau magasin, une sorte de disquaire, auquel il manquait encore toute une partie de la devanture. J’ai poussé la porte. Personne. A l’intérieur se trouvaient trois tables avec des écrans posés dessus et des fils qui couraient par terre. — Qu’est-ce que c’est, ici ? ai-je interrogé à voix haute. Un grand type maigre qui bricolait dans un coin et que je n’avais pas vu m’a répondu : — Ici on a des archives incroyables. On a des vidéos de toutes les sessions d’enregistrement de tous les chanteurs et de tous les groupes depuis 1950. On s’installe face à un écran et on les consulte. Vous voulez essayer ? — Mais… lui dis-je en jetant un regard circulaire sur la boutique, ça marche, vos affaires ? — On s’en fout. Vous voulez essayer ? Mettez-vous là. Brel est apparu sur l’écran. Il était dans une cabine son, et s’énervait parce qu’il en était à la nième prise d’une chanson inconnue. Je le voyais en gros plan, il postillonnait sur son micro, mais on avait dû le filmer à travers la vitre du studio car sur son visage il y avait le reflet des VU-mètres qui s’agitaient beaucoup. Il buta une nouvelle fois, toujours sur le même couplet, puis arracha son casque et explosa : — FRIPÉE, merde ! C’est pas un mot compliqué ! Fripée ! Peau fripée… Pourquoi j’arrive pas à le dire ? Et là l’image sauta, Brel était en nage sur la scène de l’Olympia, défiant le public : « même si un jour à Knokke-le-Zoute / je deviens comme je le redoute / chanteur pour femmes finissantes ». — Pas mal, hein ? me fit le grand maigre. — Pas mal.

Puis je suis sorti de sa boutique en même temps que de mon sommeil.

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Bruno SERIGNAT

Tu as bien de la chance de pouvoir, au réveil, te rappeler de rêves aussi bien construits et aussi denses. Depuis quelques années, ce n’est plus mon cas : je ne retire de mes aventures oniriques (pourtant nombreuses, je le sais) que quelques bribes éparses qui s’évaporent rapidement malgré mes “efforts de mémoire”. Je pense que, avec le temps, notre hippocampe et les territoires qu’il dessert donnent des signes de fatigue. Profite donc bien de ta bonne forme actuelle !!!