Carrefours

J’ouvre L’Arrière-pays, d’Yves Bonnefoy, qui commence par ces mots : « J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des carrefours. Il me semble dans ces moments (…) que sur la voie que je n’ai pas prise et dont déjà je m’éloigne s’ouvrait un pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que désormais j’ai perdu. Pourtant, rien n’indiquait ni même ne suggérait, à l’instant du choix, qu’il me fallût m’engager sur cette autre route. J’ai pu la suivre des yeux, souvent (…) »

Cela m’a rappelé un beau et curieux poème de Robert Frost intitulé The road not taken, dont je suis bien certain que Bonnefoy le connaissait :

Two roads diverged in a yellow wood
And sorry I could not travel both
And be one traveler, long I stood (…) *

La vie, en effet, est faite d’une multitude de choix, et quand ils se présentent à nous, on n’a souvent sur le moment aucun élément décisif pour pencher dans un sens ou dans l’autre. On s’en remet à son intuition, à son humeur, aux circonstances. Puis on prend à droite ou à gauche et on poursuit sa vie en aval de la bifurcation que l’on a empruntée.

Là, trois cas de figure se présentent : soit on regrette de n’avoir pas pris l’autre voie (cas de Bonnefoy); soit on a continué son chemin sans se poser de questions (cas général) ; soit même on se réjouit du choix qu’on a fait.

L’originalité du poème de Frost, c’est précisément qu’il se moque de ceux qui, dans ce troisième cas, donnent après coup une cohérence infaillible à leur parcours en maquillant en décision clairvoyante et délibérée ce qui n’avait été qu’un choix hasardeux. La tentation est forte, quand on prend de l’âge, d’alimenter la fiction qu’on a toujours été maître de sa vie.

 

* Le chemin que l’on n’a pas pris

Deux chemins divergeaient dans un bois jaune.
Et regrettant de ne pouvoir me dédoubler pour emprunter les deux
Je marquai un long temps d’arrêt
Et en suivis un du regard aussi loin que je le pouvais
Jusqu’à l’endroit où il plongeait dans le sous-bois ;
Puis je m’engageai sur l’autre, qui était tout aussi bien,
Et qui peut-être m’attira un peu plus
Parce qu’il était herbeux et demandait à être foulé ;
Encore que les traces de passage, franchement,
Avaient mis les deux à peu près dans le même état
Et que, ce matin-là, tous deux étaient également recouverts
De feuilles qu’aucun pas n’avait encore noircies.
Bon ! Le premier serait pour une autre fois,
Même si, sachant comment un chemin en mène à un autre,
Je doutai de jamais revenir.
 
Ainsi pourrai-je raconter dans un souffle
Quelque part, dans bien des années,
Que deux chemins divergeaient dans un bois — et que moi
Moi j’ai pris le moins emprunté,
Et que c’est ça qui a fait toute la différence.

(Traduction personnelle)

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Aguerre

Beau poème et belle réflexion! Merci 🙂