Scènes de la vie des Légers (2) : Education, En classe, Fruit du mystère, Vainqueurs

 

Éducation

C’est à l’école que le Léger s’aperçoit avec un certain désarroi qu’il n’est pas seul au monde, et que les autres ne sont pas comme lui. Il partage sa classe et sa cour de récréation avec des êtres étranges, aux réactions incompréhensibles : les uns besogneux, appliqués, sans grâce ; les autres hâbleurs, prétentieux, qui rient et parlent fort, et brassent beaucoup d’air avec bruit.

Ces derniers vocifèrent dans la cour, et lancent à l’adresse des précédents, en scandant bien les mots : « Industrieux, têtes de nœuds ! » La réplique ne tarde guère : « Rutilants, têtes de glands ! »

Le Léger apprend ainsi comment se nomment les autres variétés anthropologiques avec lesquelles la Nature l’a amené à cohabiter. Il l’apprend souvent avant même de savoir comment il se nomme lui-même. Jusqu’au jour où, en provenance de l’un ou l’autre camp, un « Léger, face de pet ! » lui parvient aux oreilles : le Léger hésite alors un instant sur le sens à donner à cette apostrophe, avant de s’émerveiller des voies subtiles et variées que la connaissance emprunte parfois pour se diffuser.

*

 

En classe

En classe, le jeune Léger s’emploie principalement à regarder par la fenêtre les trois marronniers de la cour de récréation. A la rentrée, il observe leurs feuilles se racornir avant de se détacher. Au printemps il voit leurs bourgeons gonfler jusqu’à l’éclatement. L’hiver, quand la pluie tombe et que souffle un vent froid, il fixe longuement les branches noires qui se découpent sur le ciel gris. Il en profite pour prendre conscience du fait qu’à la place où il se trouve, même s’il s’ennuie un peu, il est à l’abri, et que même si les sièges sont durs, la température est confortable.

Le souci, c’est la maîtresse, qui le tire régulièrement de ses considérations botaniques et nébuleuses, pour lui demander de répéter ce qu’elle vient de dire. Ça se termine souvent par une punition.

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Fruit du mystère

Dites, comme Bernard de Clairvaux, « souviens-toi que tu es né d’une femme » à un Léger, et vous convoquez instantanément dans son esprit l’image d’un nouveau-né sanguinolent, vulnérable, vagissant à côté d’une femme meurtrie, en sueur, les cuisses ouvertes. Mais dans un second temps, remontant la chaîne des causes et des effets, vous convoquez aussi celle de sa mère faisant l’amour neuf mois plus tôt.

Avec qui ? Où ? Dans quelles circonstances ? Était-elle amoureuse, réservée, lascive, heureuse, contrainte, consentante ? S’agissant de sa propre mère, la scène est difficile à imaginer. Et d’ailleurs, même si le Léger sait qui est son père, le flou domine, la plupart du temps, et beaucoup de questions. – Nous sommes le fruit d’un mystère, se dit-il. Nous naissons de personnes que nous ne connaissons pas, en tout cas pas sous le jour dans lequel elles nous ont conçus.

Ainsi plongé dans l’énigme de ses origines, il prend conscience de la contingence de toute vie, et fait mémoire d’un ventre où nul ne mesure ce qui réellement se passa.

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Vainqueurs

On dit que les Légers sont plus optimistes que la moyenne des gens. C’est inexact. Ce sont plus précisément des pessimistes heureux.

Ils ne s’attendent nullement (par exemple) à gagner au loto, et cependant ils jouent volontiers une grille de temps à autre. Ils savent que la vie ne se termine jamais bien, mais vivre leur plait.

Sans doute subsiste-t-il au fond de chacun d’eux quelque chose de la mémoire du spermatozoïde qui a gagné sa course folle vers l’ovule dont ils sont issus. Ils ont la confiance des fils et filles de vainqueur.

© Sempé

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(à suivre)

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Aguerre

C’est juste et beau, merci! 💖