Les deux mamelles de la pédagogie

Le « grand oral » fait son apparition au bac cette année. C’est du côté de Sciences Po qu’il faut en chercher la genèse. Cyril Delhay y anime depuis ses débuts l’enseignement de l’art oratoire, et c’est sur la base d’un rapport qu’il a rédigé à la demande du ministre de l’éducation que cette nouvelle épreuve a été mise en place.

On dit et on lit beaucoup de choses au sujet de cet oral. Il suscite bien des inquiétudes et des fantasmes. Cyril a fait paraître hier une tribune dans Libération pour apporter des précisions bienvenues sur les intentions et les objectifs de l’exercice. J’en recommande la lecture à tous ceux qui s’intéressent à la question (pour ceux qui n’ont pas l’abonnement, je la reproduis ci-dessous).

Pour ma part, je suis fier d’avoir fait partie pendant treize ans de l’équipe d’enseignants qui a défriché l’enseignement de la prise de parole en public à Sciences Po. Si je devais résumer aussi bien le propos de Cyril que mon expérience, je dirais que bienveillance et exigence sont les deux mamelles de cette pédagogie. D’ailleurs, ces deux vertus ne devraient-elles pas être les mamelles de toute pédagogie, en général ?



Un grand oral «bienveillant», qu’est-ce que ça veut dire ?
Ni concours d’érudition ni récitation par cœur, cette nouvelle épreuve d’argumentation est moins un stress à subir qu’une chance à saisir, estime le professeur d’art oratoire Cyril Delhay, auteur en 2019 d’un rapport sur le sujet pour le ministre de l’Education.
Même si cela n’est pas encore reçu et compris par tous, le principe selon lequel le grand oral est un oral «bienveillant» a été dûment rappelé. Cette bienveillance n’est pas conjoncturelle. Associée à un haut niveau d’exigence, elle est intrinsèquement liée aux principes qui régissent cette nouvelle épreuve, en rupture avec toute une tradition historique des oraux à la française.
Savoir parler en public de façon claire et convaincante, debout, en s’étant libéré de ses notes, tel est l’objectif du grand oral. Il s’agit bien d’acquérir une compétence décisive pour le post-bac, études et vie professionnelle. C’est tout à fait inédit en France où l’oral était laissé de côté à l’école. Comme le dit Yacine, en terminale : «On arrive à un âge où on va commencer à avoir des avis en tant que citoyen, on est censé voter donc on est censé savoir formuler un avis. Si on doit passer des entretiens pour le travail, il faut aussi savoir s’exprimer (1).» Il est heureux que la génération meurtrie par le Covid-19 soit la première à disposer de cet atout. Il s’agit moins d’un stress à subir que d’une chance à saisir.
Regard et désir
La dynamique du grand oral tient aussi à ce que l’élève choisisse personnellement ses deux sujets en amont. C’est seulement dans une seconde étape, accompagné par son professeur de spécialité, qu’il a à établir le lien avec le programme. Son regard et son désir prévalent. Il s’agit d’un oral engagé et d’un oral citoyen. C’est pourquoi aussi la question du parcours et du projet du candidat y trouve naturellement sa place. Partager sa propre parole, une parole réfléchie et documentée, voilà l’enjeu. Il en aurait été tout autrement si l’élève avait dû piocher en début d’année dans une liste de questions dressée par le professeur, ou s’il lui avait fallu tirer un sujet au sort le jour J, comme cela se pratique pour d’autres oraux dits de maturité en vigueur dans d’autres pays européens.
Que la question soit choisie par le candidat, que son regard porté sur le monde soit nourri par le savoir des disciplines de spécialité, font de cet oral un oral d’argumentation et non un concours d’érudition. Il est ainsi à des années-lumière des oraux que nous avons connus – et subis — où l’on récitait plus ou moins par cœur, avec quelques aménagements codifiés, un moment du cours, où l’on nous mettait sur le gril, nous posant de façon inquisitoriale des questions de connaissance, scrutant le moment où nous allions trébucher. D’un point de vue intellectuel et de citoyenneté, de tels oraux étaient bien peu stimulants pour le candidat, moins encore pour le jury.
Confiance et générosité
Ceux qui entraînent aujourd’hui les lycéens au grand oral font massivement ce retour : les oraux sont singuliers et intéressants. Le grand oral est ainsi un oral de notre temps, pas un oral de posture entre celui qui aurait le pouvoir – l’enseignant – et celui qui serait dominé – l’élève. Cet oral est le partage d’une réflexion portée par un jeune adulte devant des adultes qui ont, certes, cheminé plus que lui, mais acceptent de pouvoir être étonnés par le plus jeune et pourquoi pas bousculés dans leur approche d’un sujet. Sans parler d’une exacte parité entre celui qui passe l’oral et ceux qui écoutent et interrogent, le jury, confiant dans la capacité du candidat à produire un raisonnement critique et personnel, s’inscrit dans plus de générosité, d’ouverture et d’humilité : je suis prêt à être stimulé intellectuellement, à voir mon regard enrichi ou modifié par la réflexion du candidat. Cette génération ne nous a-t-elle pas déjà démontré sa capacité d’engagement en descendant dans la rue pour nous interpeller sur l’impératif écologique ! A l’heure des grands défis, globaux et intergénérationnels, la question qui sous-tend le processus d’apprentissage est plutôt de cet ordre : Comment répondre ensemble aux défis qui nous attendent ?
L’oral permet un échange dans l’instant ; le fruit de cette rencontre dépend de la qualité et de la maturation du propos. Contrairement à une idée reçue, la parole ne permet pas davantage que l’écrit de faire illusion et de masquer l’absence de travail. A l’entraînement, certains élèves l’ont expérimenté à leurs dépens. Une présentation de cinq minutes implique de tenir une vraie durée et de délivrer un propos substantiel et précis, condensé d’une préparation de longue haleine. Les questions qui suivent l’exposé, si elles ont pour vocation à aider le candidat à approfondir sa pensée, peuvent avoir cette vertu uniquement s’il y a un socle de connaissances et de réflexion, en un mot du travail. Que le sujet ait été choisi par l’élève rend encore plus juste et honnête cette exigence. Il y a réciprocité dans les obligations.
La bienveillance portée par le grand oral est aussi un message à destination de l’ensemble de la communauté éducative. Beaucoup y ont déjà été sensibles. De nombreuses équipes pédagogiques s’attellent désormais à la constitution d’un continuum de l’oral, de la maternelle jusqu’au bac. Cette redécouverte nous relie au plus profond de l’humanité. Depuis des centaines de milliers d’années, l’oral est ce qui relie les hommes et nourrit la transmission. Or, enseigné tel qu’il doit l’être, comme il l’est depuis des temps immémoriaux, comme une technique du corps, l’oral transcende les codes sociaux et se révèle le plus inclusif des chemins d’apprentissage.
(1) France Info, 2 juin 2021.

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