Juan Carlos Tajes

Un ami est mort. Il s’appelait Juan Carlos Tajes. Il était Uruguayen. Il enseignait l’art oratoire à Sciences Po. C’est là que je l’ai connu.

Je me souviens de sa verve, de son rire, de sa voix pleine d’accent si poignante quand elle chantait une berceuse, je me souviens de sa leçon de tango avec Claudine, et de la façon éblouissante, si puissante et fragile à la fois, dont cet homme corpulent dansait avec des castagnettes. Je me souviens de ces moments de grâce, de fougue, d’élégance vécus à Sèche-Bouteille, et j’ai aussi une pensée très émue pour Hervé Biju-Duval qui avait pris l’initiative avec sa femme Blandine, en nous accueillant dans leur lieu magique, de faire de notre équipe de Sciences Po un peu plus qu’une équipe : une confrérie, dans ce que le mot peut avoir d’humain et de fraternel.

Juan était entré en soins palliatifs, chez lui, et nous avions récemment échangé deux ou trois mails. Il écrivait : « Apprendre à se détacher des choses, apprendre à dire au revoir pour toujours à la vie et aux être chers (aussi aux cons), c’est un exercice intéressant (…) Ma vie était toujours pleine et avec beaucoup d’émotions. Quelquefois trop, mais je suis comme ça : trop d’amours, trop d’art, trop de créativité, trop d’émotions, trop de rage, trop d’envie de vivre. J’ai vécu et je vis encore dans l’extase. Quand même, c’est rare de se préparer à partir… »


Il l’a fait avec la même verve et la même grâce qu’on lui avait toujours connues. Quelques jours avant sa mort, il nous a réunis autour de lui, toute la confrérie, par visioconférence. Il nous a lu un long et saisissant poème qu’il avait composé sur ses origines mêlées, la mer, l’exil, le voyage, en hommage à
« ces gens [qui] 
ont abandonné les cols de leurs montagnes,
avec des enfants en remorque,
traversant les mers, les continents,
défiant les barrières du temps,

pour réinventer leur lignée 
à l’autre bout du monde,

déterminés à vivre et à durer,

à abolir la nostalgie

et la douleur de ce qui est perdu »

Il concluait ce texte extraordinaire, intitulé les Confins de l’eau, par ces mots :
« Aujourd’hui, ils m’attendent, au bord du Styx,
dans la fosse sans fond d’Avernus :

l’Achéron, dans une fin certaine,
et Charon, le dernier batelier. »

Voilà, à l’heure qu’il est il doit avoir traversé le fleuve. Charon, le dernier batelier, a accompli sa mission.

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Aguerre

Superbe texte

Claudine Plas-Arbon

Magnifique hommage 🙏🧡