Il ne faudrait jamais attendre pour revoir les gens qu’on aime. Je le savais. Aussi, peu de temps après nous être retrouvés sur facebook, j’ai proposé à Monique Nemer que nous déjeunions ensemble. Elle habitait sur l’île d’Oléron, mais nous avions pris un rendez-vous de principe pour son prochain passage à Paris. Elle ne viendra pas. Elle vient de mourir.
Je l’avais connue chez Flammarion où elle travaillait au département littéraire avec Françoise Verny. Issue d’un milieu très modeste, elle avait réussi à faire des études très brillantes, et je me souviens du vibrant éloge qu’elle rendit un jour à sa mère, pour les sacrifices qu’elle avait faits pendant la guerre, afin que la petite fille qu’elle était (elle était née en 1938) ne meure pas de faim. Reçue major à l’agrégation de lettres, spécialiste incontestée de grammaire, elle était venue à l’édition sur le tard, et continuait à assurer des cours à la fac de Caen.
On lui confiait les livres des auteurs réputés les plus difficiles, sur la forme ou dans le fond. Jean Dutourd, qui écrivait un français impeccable, fut « traité » par Monique. Elle trouva une faute de style dans son manuscrit, et eut la candeur de le lui dire au téléphone. — Ça m’étonnerait, répondit Dutourd, et il raccrocha. Quelques jours plus tard, il reconnut qu’elle avait raison. Une autre fois, comme je la savais aux prises avec un volumineux nouvel ouvrage de Jean-François Kahn, je lui en demandai des nouvelles, et comment il se présentait : — Comme d’habitude, soupira-t-elle : ça part de la Genèse et ça va jusqu’à mercredi en huit.
Il y a six semaines, j’ai commis un article sur la concordance des temps (Trépas et grammaire). Elle l’a commenté, comme si elle avait annoté une copie : « J’ai beaucoup apprécié l’argumentation », et je me suis senti comme un jeune élève félicité par son professeur.
Mon changement de vie l’avait déconcertée. Je ne crois pas qu’elle soit jamais venue à l’un de mes concerts. Le dernier mot que j’ai reçu d’elle faisait suite à mon blog sur les Chansons pour aller en prison : « Vais-je enfin comprendre ce qui me rend perplexe (mais admirative) depuis si longtemps ? »
Tu sais que je ne l’ai jamais rencontrée (alors que je lui ai succédé, si on peut dire, je ne me sens pas tout à fait dans la meme catégorie…)
C’est dommage que vous ne vous soyez pas rencontrés : je pense que tu l’aurais beaucoup appréciée.
Quant à cette histoire de catégorie, vous n’étiez pas le même genre d’éditeur, c’est vrai, mais dans ton genre à toi tu n’es pas mal non plus. J’en parlerai quand tu seras mort… 🙂