La peur et son dérivé

Anna Akhmatova donc.

Nadejda Mandelstam (la veuve du poète Ossip Mandelstam mort dans un camp de Staline en 1938) a publié sur elle en 1966 un livre qui s’intitule simplement Sur Anna Akhmatova, où elle écrit : « De tout ce que nous avons connu, le plus fondamental et le plus fort, c’est la peur et son dérivé – un abject sentiment de honte et de totale impuissance. “Cela”, on n’a pas besoin de se le remémorer, c’est toujours avec nous. Nous nous étions mutuellement avoué que “cela” s’est avéré plus fort que l’amour et la jalousie, plus fort que tous les sentiments humains qu’il nous a été donné d’éprouver. Depuis les tout premiers jours, alors que nous étions encore courageuses, et jusqu’à la fin des années 50, la peur a brouillé tout ce qui fait d’ordinaire une vie humaine, et nous avons payé chaque lueur d’espoir par des délires nocturnes, tant dans la réalité que dans nos rêves. »

Peut-on se représenter ce sentiment-là ? Peut-on même l’imaginer quand on n’a pas connu cette époque ? Anna Akhmatova, qui faisait profession de n’utiliser dans sa poésie que des mots de tous les jours, évoquait ainsi cet effarante dissolution de la vie dans la peur :

Certains avancent tout droit
D’autres tournent en rond,
Ils attendent de rentrer chez eux,
Ils attendent l’amie d’autrefois
Mais moi je vais, suivie par le malheur,
Ni tout droit ni de travers,
Vers jamais et vers nulle part
Comme un train qui déraille.*

Il ne subsistait rien de la joie, de la vie, sauf peut-être paradoxalement quelquefois, quand le quotidien se faisait plus dur encore, la force de dire, de nommer :

Dans les pires années des purges d’Iejov, j’ai passé dix-sept mois dans les queues des prisons de Leningrad.
Un jour, je ne sais qui me « reconnut ». Alors la femme aux lèvres bleues qui attendait derrière moi et qui, bien sûr, n’avait jamais entendu mon nom, s’arracha à cette torpeur particulière qui nous était commune et me chuchota à l’oreille (toutes chuchotaient, là-bas) :
— Et ça, vous pouvez le décrire ?
Je répondis :
— Je peux.
Alors, quelque chose comme un sourire glissa sur ce qui autrefois avait été son visage.*

Lire les poèmes d’Anna Akhmatova est une expérience étrange, à la fois glaçante et fabuleuse. On retrouvera celui qui précède, et quelques autres, puissamment illustrés, dans la video ci-dessous :

(Je tire la plus grande partie de ce qui précède d’un commentaire de Dominique Cara-Brighigni que j’évoquais hier.)


* Requiem – Poème sans héros et autres poèmes, Editions Gallimard

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