Du Chambertin pour les fauchés

Nous en étions au dessert d’un repas délicieux. Le restaurant commençait à se vider. Par couples, seuls, ou par petits groupes, les convives se levaient de table, et se dirigeaient vers le vestiaire. Un employé impeccable les aidait à passer un grand manteau de nuit sur leurs épaules, les remerciait de leur visite, puis leur ouvrait la porte. En sortant, ils disparaissaient aussitôt.

Nous n’étions pas pressés de partir. J’ai fait signe au sommelier afin de commander une nouvelle bouteille. Il s’est approché de nous. La grappe de raisin en argent qu’il portait à la boutonnière était devenue une faux. Il nous a tendu la carte des vins. Du vin de pays au Chambertin, tout était au même prix. — Même les fauchés ont droit au meilleur, m’a-t-il soufflé à l’oreille. — Alors un Chambertin, s’il vous plaît.

— Tu as vu comme le temps passe ! s’est tout à coup écrié une femme à la table voisine. C’est fou !… La lumière décline, on est déjà le soir…

De quoi parlait-elle ? De cette journée ? De nos vies ? Matins lointains, midis pâlis, soirées oblongues… J’étais un peu ivre. Le sol et les murs du restaurant s’étaient transformés en un paysage peuplé d’ombres qui s’allongeaient et de nappes de brume au fond des vallons. Cinq étoiles disposées en arc-de-cercle s’étaient allumées dans le ciel. — Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé au sommelier. — « Le sourire du crépuscule », me répondit-il, une constellation nouvelle qu’on ne peut voir que d’ici. C’est beau, n’est-ce pas ? Mais il y a mieux encore, tenez…

Puis comme un magicien il claqua des doigts, ce qui m’a réveillé.

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