Les mots des autres

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Quand je ne dors pas, souvent je me récite des vers. Je connais par cœur des milliers de vers. J’en ai appris beaucoup quand j’étais plus jeune. Je n’ai aucun mérite: j’aimais ça.

La question que je me pose cette nuit, au détour de cette récitation mentale, c’est : pourquoi ? Pourquoi ai-je appris des vers ? Pourquoi en sais-je autant ? Qu’est-ce que recouvre cette attirance, ce goût que j’ai pour eux ?

Deux choses montent doucement à la surface. D’abord, ce sont les mots des autres. Certes, ils expriment la plupart du temps (et avec un foudroyant talent) ce que je pense, ou évoquent des images ou racontent des histoires qui correspondent à ma sensibilité ; c’est bien sûr pour cela que j’ai choisi de me les approprier. A la vérité, ils m’ont même souvent révélé ce que je pensais, avant même que j’en aie conscience. Mais ils ne m’appartiennent pas. Je les emprunte. Je m’y glisse. Je m’en habille. Ils sont beaux, brillants, voluptueux. Mais ce sont des cache-misère. Ils prennent dans ma bouche la place de ma propre parole. Ils m’évitent d’entendre que je n’ai pas de voix.

Et puis il y a autre chose, qui a à voir avec le théâtre. Ce sont des vers. Je crois que j’ai en moi un désir refoulé de théâtre. Devenir un personnage. Sortir de moi-même. Me permettre sur scène des fantaisies impensables dans le « civil ». Jouer ? Jouer. Ma grand-mère disait que je finirais sur les planches. Elle ne croyait pas si bien dire : je vais le faire. A l’âge que j’ai aujourd’hui, le mot « finir » va prendre une vraie saveur. Mais pendant toutes ces années, avant que j’en vienne à m’autoriser cette transgression, j’ai joué avec les mots des autres comme avec un doudou. Ils rimaient : ils avaient quelque chose de l’éclat de la scène. Leur écriture n’appelait pas seulement la lecture, mais la diction. Même mentale, leur récitation me servait de substitut.

Mes mots, nus, sur scène. Il faudra que j’en arrive là.

 

 

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arbon

En somme, si je dis des vers, c’est pour ne pas être nu comme un ver… Merci en tout cas pour cet éloge de mon addiction a la diction. Et parmi les auteurs qu’il m’arrive de citer ou de réciter, n’oublions pas Langlois…

Langlois

En te lisant, il m’est d’abord venu, comme (trop?) souvent, un jeu de mots facile: après les asticots, les vers!
Mais ce billet mérite mieux. C’est vrai que, si je devais te décrire à quelqu’un qui ne te connaît pas, je parlerais en premier lieu, non pas du chanteur, mais du diseur. Je ne me souviens pas
d’une conversation au cours de laquelle, tôt ou tard, tu ne sois pas passé sans transition de ton propre discours à celui d’un auteur, qu’il s’agisse le plus souvent d’un texte de La Fontaine ou
d’une tirade de Racine ou d’un poème de Fourest…., j’en passe. C’est toujours fait avec sobriété et justesse, sans risque d’un trou de mémoire alors que l’exercice dure de longues minutes. Comme
une transe: la diction, l’addiction…
Ce qui me frappe d’ailleurs dans ton nouvel album comme dans ton dernier concert, c’est que tu dis plus que tu ne chantes tes propres textes. Plus “fabuliste” que “rock”, à coup sûr.
Oui, tes mots sont de plus en plus “nus”.
Nus comme un ver, évidemment!