L’heure sauvage

La bascule a peut-être eu lieu cette année-là. 1976 : rupture du dernier lien qui nous attachait à une société rurale, ancrée dans la terre et les saisons, achèvement de la transition vers une société urbaine, électrique, hors sol, déjà presque virtuelle. C’est l’année de l’instauration de l’heure d’été, l’année où il a été décidé de changer le temps pour l’adapter à nous. On a alors pris acte du fait que le temps n’était en pratique qu’une variable qu’on pouvait ajuster à nos rythmes nouveaux, un paramètre dans notre consommation d’énergie, une possibilité d’astuce comptable pour obtenir une heure de jour en plus, le soir, après le bureau ou l’usine.

Les gens de la campagne avaient protesté. – Allez donc expliquer aux vaches qu’il faut qu’elles rentrent une heure plus tôt ! Henri, notre voisin paysan à Amou, dans les Landes, ne décolérait pas. Il appelait l’heure d’été l’heure sauvage. La pendule de sa ferme avait toujours indiqué l’heure solaire, soit une heure de moins que l’heure officielle. Tant pis, maintenant ce serait deux. – On a littéralement mis midi à quatorze heures, m’expliquait-il. Regarde le soleil et regarde ta montre. A quoi ça rime d’avoir un tel écart ? C’est l’heure de la Prusse. D’ailleurs la dernière fois qu’on a connu ça c’était pendant la guerre. Ils avaient mis la France à l’heure allemande. Mais l’horloge, ici, je te prie de croire qu’elle n’a jamais bougé. L’heure véritable c’est elle qui la donne, et ils peuvent bien décider tout ce qu’ils veulent à Paris…