Déboussolement

J’ai entendu hier matin à la radio un commentaire sur l’élection présidentielle, soulignant que la campagne de second tour allait probablement se structurer autour du thème de l’insécurité : non pas tant celle des biens et des personnes (thème classiquement de droite), ni l’insécurité économique et sociale (thème classiquement de gauche), mais l’insécurité culturelle : c’est-à-dire autour du malaise ou de la peur que nourrit le sentiment de perte d’identité et de repères, auquel nous sommes tous confrontés, avec le métissage de la société, l’ouverture au monde, les bouleversements des équilibres géopolitiques, l’inquiétude écologique, l’explosion des moyens d’information et de communication.

Ce sentiment, qui a conduit dimanche presque un Français sur cinq à voter pour Marine Le Pen, il est aussi vain de le stigmatiser qu’il est détestable de l’exacerber. Chacun de nous y est sensible à des degrés divers. (Il est, d’une certaine manière, voisin de celui que j’exprime dans Nos Vies, chanson dont le sujet est le déboussolement que provoque en nous la transformation technologique du monde.) « On ne sait rien du monde où l’on va finir par échouer ». C’est angoissant. Les “sages cervelles” vous invitent à vous raisonner, et à corriger votre anxiété. L’Evangile dit : “N’ayez pas peur”. Mais la transformation du monde est à l’oeuvre, comme jamais auparavant. Elle construit, certes, mais personne ne peut dire vraiment quoi. Et elle détruit, et là, chacun sait -ou croit savoir, pour ce qui le concerne-, ce dont il s’agit.

J’ai un ami, médecin, qui s’est engagé (il y a longtemps déjà) au Front National. Ça m’avait choqué. J’ai essayé de comprendre pourquoi. Curieusement, il ne m’a parlé ni d’immigration, ni de chômage, ni d’aucune question “politique” au sens habituel. Il s’est mis à me parler de lui. Il m’a dit qu’il était né dans un petit pavillon à Courbevoie, il m’a décrit le jardinet, le chien, la rue calme, il m’a raconté ses parents, et son jeune frère handicapé, ce qui avait décidé de sa vocation de médecin. Tout et tous étaient morts. Pas que les gens : tout le reste, tout et tous avaient disparu, car s’il cherchait désormais à revenir sur les lieux de son enfance, il tombait sur les tours de la Défense. Il était face à moi, désemparé, aigri, seul, dépossédé d’une part intime de lui-même par la marche indifférente du monde, des puissants, des promoteurs, de la finance, du progrès. Déraciné dans son propre pays.

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Construction de la Défense (vers 1960)

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