Une nuit au Canada

Été 1971. Je monte dans le Greyhound de nuit entre Calgary et Winnipeg. Il y a une place libre au fond du car côté couloir. Ma voisine est une jeune fille blonde, assoupie la tête contre la fenêtre. Quand je m’assieds, elle se réveille. Nous nous regardons. Elle a le teint pâle, des yeux bleus, un air triste. Je la trouve jolie. Elle doit avoir le même âge que moi, dix-sept ans. — Hello ! lui dis-je timidement, et c’est tout. Elle ferme les yeux, se retourne vers la fenêtre. Les lumières s’éteignent. Le car démarre.

Au bout d’une heure, je ne dors pas. Elle, on dirait que oui. Dans son sommeil elle change de position, sa joue effleure mon épaule, puis s’y pose. Je n’ose pas bouger. Un moment après, elle sursaute.
Sorry !
No worries. You can rest on my shoulder if you want.
Elle ne répond pas, hésite, puis repose doucement sa tête sur moi. La route défile, toute droite. Nous ne parlons pas. La nuit installe autour de nous un cocon de silence.

J’ai placé ma main contre la sienne, elle ne l’a pas retirée. J’abaisse doucement le dossier de mon siège. Sa tête glisse sur mon cou. Son contact me trouble, sa respiration me trouble. Je me tiens immobile. De longues minutes passent. À la faveur d’un rare virage, j’appuie ma joue sur ses cheveux. Un autre, et je me rapproche encore. Mes lèvres sont presque en contact avec son front. Attendre.

Je ne crois pas qu’elle dorme. J’ai passé un bras autour d’elle. Elle se raidit, mais ne se dérobe pas. Mon autre main frôle sa chemise. Millimètre par millimètre, je cherche l’ouverture entre deux boutons. Elle ne m’encourage pas mais elle laisse faire. Quand le bout de mes doigts touche la peau de son ventre, elle a un mouvement de recul. Un moment plus tard elle semble être retombée dans le sommeil. Je reste figé. La nuit passe.

Quand l’aube commence à poindre, son visage sort lentement de l’obscurité. Je l’observe. Il a quelque chose de douloureux. Ses lèvres sont à quelques centimètres des miennes. Je me penche, elles se touchent. Elle ouvre les yeux sans répondre à mon baiser. Elle fronce les sourcils d’un air gêné. Elle semble vouloir dire quelque chose mais finalement elle ne dit rien. Elle se dégage de mon bras et me tourne le dos.

Lorsque nous arrivons à Regina, elle me fait signe qu’elle descend. Je me lève pour lui laisser le passage. Nous n’avons même pas échangé nos noms. Elle se décale sur mon siège, plonge vers le sol, y ramasse une béquille que je n’avais pas vue, se met debout avec effort, me jette un long regard triste, et s’éloigne péniblement vers la porte, boitant bas, rampant presque, jambe atrophiée, dos tordu.

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