Un taxi plein d’histoire(s)

En sortant de la gare l’autre soir, il était vingt-deux heures, j’ai pris un taxi. Le chauffeur descend pour m’ouvrir le coffre. C’est un homme âgé, mais grand, droit, portant beau. — Je commence ma journée, me dit-il avec un accent parisien qui tend à se perdre. Vous êtes ma première course. J’ai toujours fait la nuit.

Cet homme m’est sympathique. Je m’installe sur le siège arrière. Je demande :
— On passe par le périph’ ?
— Ah non, quand on a une ville aussi belle que Paris, on la contourne pas.
— D’accord. Mais dites-moi, qu’est-ce que vous aimez dans la nuit ?
— Tout, me répond-il. J’aime la nuit, voilà. Il y a moins de circulation. La clientèle est plus agréable. Les gens rentrent chez eux, ils vont pas au boulot ou prendre un avion ou un train stressés par l’horaire. Et puis c’est plus varié. On voit de tout. Des acteurs, des chanteuses, des politiques… On rencontre du monde.
— Qui avez-vous transporté par exemple ?
— Gainsbourg et Birkin, Dalida, Michèle Morgan… Souvent, Michèle Morgan. Elle appelait le standard, ALE 94 00, je sais pas si ça vous rappelle quelque chose, et elle demandait mon numéro de taxi, ou alors André, tout simplement. Pendant un an je l’ai accompagnée à la Gare de l’Est tous les vendredis. Je lui portais sa valise jusqu’à l’entrée du wagon. Elle me donnait le bras, les gens nous regardaient, j’étais pas peu fier… Et le dimanche soir, je l’attendais sur le quai pour la ramener chez elle, dans l’île Saint Louis. J’ai jamais su où elle se rendait…
» Une autre fois, le central m’envoie prendre une cliente à Verrières-le-Buisson. C’était en 1968, au début du mois de mai, pensez si je m’en souviens… Une petite dame arrive, la soixantaine, et m’annonce : « Nous allons à Paris, à la Madeleine. J’ai des courses à faire. Vous voudrez bien m’attendre ? » Quand elle est remontée avec ses paquets dans mon taxi (j’avais une 404, à l’époque), elle me dit : « À l’Elysée, s’il vous plaît ». « Je vous dépose rue du faubourg Saint Honoré ? » « Non à l’Elysée, vous rentrerez dans la cour. » On arrive, les plantons nous arrêtent, avisent ma passagère, bonjour Madame, passez ! Je me gare au pied du perron, et là je vois de Gaulle qui sort, flanqué d’un homme en costume noir. Ils se saluent, l’homme monte auprès de ma cliente, de Gaulle pendant ce temps fait le tour de la voiture, se penche sur ma fenêtre ouverte, me tape sur l’épaule en me disant « soyez prudent jeune homme », puis il me serre la main.

» Moi je savais toujours pas qui je transportais. Et quelques jours plus tard chez mes parents (ma mère était concierge rue de Monceau), je vois le type à la télé. — Ah c’est Malraux ! me dit mon père. Il a le même prénom que toi. Elle, c’était donc Louise de Vilmorin. Elle m’avait à la bonne, elle aussi, comme Morgan. Elle a fait plusieurs fois appel à mes services. Un jour, tous les deux, ils m’ont même invité à déjeuner !
— Eh bien, que de souvenirs, lui dis-je. Mais vous avez quel âge ? Qu’est-ce qui vous prend de travailler encore ?
— J’aime mon travail, je vous dis, j’aime mieux ça que de regarder des conneries à la télé. J’avais vingt-quatre ans en 68, faites le calcul. Je voulais continuer encore deux ou trois ans, mais la mère Hidalgo me met des bâtons dans les roues : elle a pondu une interdiction pour les taxis diesel à la fin de l’année. Je vais pas me racheter une caisse pour douze ou dix-huit mois. Mais bon, sans ça, j’aurais sans doute eu du mal à raccrocher…

Nous arrivons à destination, il descend de sa voiture, je récupère ma valise.
— Je ne suis pas de Gaulle, lui dis-je, mais permettez-moi quand même de vous serrer la main.

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Aguerre

Quel beau récit! Merci pour ce partage 🤗

Henri

Excellent! Paris sera toujours Paris…

Isabelle

On se cotise pour offrir une voiture électrique à André?
Non car hélas ses histoires et son taxi font partie d’un autre temps, mais que cela a dû être bon de faire cette course avec cet homme charmant, courtois qui a partagé des espaces de vie privilégiés avec (tu l’auras noté) des femmes prestigieuses et non des hommes qui avaient leur voiture ou un chauffeur….Nostalgie.