Un moment d’abandon

Voici une lettre que j’ai retrouvée cachée dans un cahier au fond d’une vieille armoire, à Amou.

En février 1918, après vingt mois passés au front, mon grand-père quitte les tranchées pour Saint-Cyr, où il suit une formation d’élève officier. Il raconte dans ses souvenirs de guerre que pendant cinq mois, tous les dimanches il se rend à Paris avec ses camarades. Il a vingt ans, il découvre la capitale, il est ébloui d’être en vie, il fait de brèves rencontres, et je suppose que c’est de l’une d’elles qu’émane ce mot plein de gêne, de délicatesse, et de regrets ambigus, écrit après « un moment d’abandon ».

Paris 20 avril
Cher ami,
Ayant prolongé mon séjour à la campagne beaucoup plus que je ne le pensais, j’ai trouvé vos deux lettres et carte en rentrant. Tout d’abord j’hésitais à y répondre et voici pourquoi. J’estimais que de la façon dont nous avions fait connaissance, j’avais eu avec vous beaucoup trop de liberté et que vous aviez dû penser de moi ce que je ne suis pas. Mais réflexion faite, j’ose espérer que vous (le jeune homme sérieux) n’aurez pas pris en mal ce laisser-aller d’une jeune fille qui se trouvait à ce moment-là chagrinée par un grand ennui. Heureusement, j’ai pris mon parti des choses et retrouvé mon humeur gaie. Mettons donc de côté voulez-vous les heures d’oubli que dans un moment d’abandon j’ai passées auprès de vous. Quand on est dans la peine on a tant besoin d’affection !
Revenons au moment où je vous ai rencontré à la gare et faisons comme si nous en étions restés là. Voyez seulement en moi une gentille camarade, et non pas quelqu’un d’une familiarité exagérée, et contez-moi comme je le ferai aussi vos peines et vos joies. Elles seront bien partagées. Écrivez-moi désormais 26, place de la Madeleine, Restaurant Fauchon.
Recevez mille bonnes amitiés de celle qui ne vous oublie pas.
Louise

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