L’infatigable travail du vers

​Lors de ma prĂ©cĂ©dente visite, j’avais laissĂ© Maman mĂ©diter, en le rĂ©pĂ©tant en boucle, le fameux vers de La Fontaine : jusqu’au sombre plaisir d’un cĹ“ur mĂ©lancolique. — Ah, que c’est beau, soupirait-elle, ce cĹ“ur mĂ©lancolique et ce sombre plaisir !

Je reviens la voir, et elle m’accueille avec ces mots qu’elle semble rĂ©citer : « et le triste chagrin d’un cĹ“ur incontrĂ´lable ». — Eh bien, je vois que La Fontaine t’inspire, Maman. Tu te lances dans des variations… Tu veux faire de la poĂ©sie ?

Elle n’est pas sĂ»re de savoir, elle hĂ©site, mais finit par rĂ©pondre un petit oui de la tĂŞte, et rĂ©pète « et le triste chagrin d’un cĹ“ur incontrĂ´lable », en scandant les mots. Je me demande comment s’est effectuĂ© dans son esprit le glissement de sombre plaisir Ă  triste chagrin, et pourquoi la mĂ©lancolie devient ainsi incontrĂ´lable, mais je me contente de remarquer : — C’est un parfait alexandrin.

J’aperçois de la fiertĂ© dans son regard. — On va l’Ă©crire, lui dis-je, et essayer d’imaginer un autre vers, qui pourrait venir avant ou après. Mais… triste chagrin, tu es sĂ»re que tu y tiens ? C’est un plĂ©onasme, comme gaitĂ© joyeuse… — En effet, convient-elle. On va mettre travail Ă  la place. — Bonne idĂ©e : tu introduis une allitĂ©ration. Triste travail. Alors, qu’est-ce qui pourrait rimer avec incontrĂ´lable ? Elle cherche. — Inconsolable ! — D’accord. Je vais Ă©crire diffĂ©rentes possibilitĂ©s, et tu vas choisir. Ayant fait, je lui mets le papier sous les yeux.


— C’est compliquĂ©, qu’est-ce que je dois faire ? — DĂ©cider de ce qui te plaĂ®t le mieux.

Elle passe un long moment Ă  examiner chaque adjectif. Elle Ă©crit, elle note : « l’infatigable travail ». Elle revient sur la courte liste, infatigablement en effet. Mais plus elle rĂ©flĂ©chit, plus ses pensĂ©es s’embrouillent. Elle perd pied, peu Ă  peu. — Je ne sais pas, Jean-Pierre. Aide-moi. MĂ©lancolique, il me semble que c’est bien. Je ne sais pas.

Je reprends le papier, j’ajoute le vers de La Fontaine. Elle lit et relit, très concentrĂ©e, en soulignant chaque mot avec son crayon. « Et le sombre plaisir d’un cĹ“ur mĂ©lancolique ». — Oui, ça, c’est bien, ça. Très bien. C’est le mieux. Bon, on a bien travaillĂ©, on y est arrivĂ©s, tu vois !…

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Muriel

Le regard d’un fils sur sa mère: attendrissant, aimant et poĂ©tique….