Claudine m’a offert le Journal de voyage* que Montaigne a tenu lorsqu’il s’est rendu en Italie en passant par la Picardie, la Lorraine, la Suisse et l’Allemagne en 1580 et 1581. Dès les premières pages on y trouve des considérations qui font étonnamment écho à certains débats contemporains.
Ainsi sur le genre : Montaigne raconte l’histoire d’une fille qui avait quitté son village et s’habillait en homme, « gagnant sa vie, comme tisserand, jeune homme de bonne disposition, qui savait se rendre ami à chacun » et qui « tomba amoureux d’une femme qu’il épousa, et vécut quatre ou cinq mois avec elle, à son contentement, à ce qu’on dit. Mais ayant été reconnue, elle fut condamnée à être pendue : ce qu’elle disait préférer souffrir plutôt que de se remettre en état de fille. Et elle fut pendue en raison des inventions illicites utilisées pour suppléer au défaut de son sexe. »
Je n’épiloguerai pas sur le fond de l’affaire ni sur la circonstance aggravante liée à l’utilisation de godemichets. Mais je suis frappé par la forme du récit et le jeu des pronoms. Montaigne n’a pas besoin d’écriture inclusive, ni de iel, pour faire comprendre comment cette personne franchit la frontière entre les sexes, écartelée entre la volonté de choisir son identité et l’hostilité des braves gens qui l’entourent : il passe de il à elle et vice versa à mesure qu’il rapporte les faits, montrant ainsi qu’on peut fort bien décrire de telles situations en se passant d’inventions grammaticales illicites : il suffit de maîtriser le français.
Ainsi aussi sur le harcèlement : s’étant arrêté pour une cure dans la petite ville de Plombières, il reproduit le règlement des bains, lequel stipule que « sous peine d’emprisonnement et d’une amende laissée à l’appréciation du juge, il est défendu à tous d’user, envers les dames, les demoiselles et autres femmes et filles étant auxdits bains, de propos lascifs ou impudiques, de faire des attouchements déshonnêtes, et d’entrer ou sortir desdits bains irrévéremment contre la bienséance publique. »
Messieurs, pas de mots déplacés, pas de mains baladeuses, pas d’exhibitionnisme : sinon c’est la tôle.
PS : je remercie toutes celles et ceux** qui m’ont adressé leurs vœux, et à toutes celles et ceux** qui me lisent j’adresse à mon tour les miens.
* Journal de voyage en Italie par la Suisse et l’Allemagne, Editions Bouquins / Mollat
** J’accorde ici délibérément l’adjectif indéfini tous, toutes à celles et non pas à ceux, délaissant la règle “le masculin l’emporte sur le féminin” pour la “règle de proximité” qui me semble tout aussi légitime et veut que l’accord se fasse avec le mot le plus rapproché. Cette règle, qui prévalait autrefois — comme en témoignent ces vers de Racine : Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières / Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières —, est plus élégante, moins polémique, et l’on gagnerait à la remettre en usage.