En mai 68 j’avais quatorze ans, j’étais en seconde, et j’avais été élu délégué de classe, je me demande bien pourquoi. Ni mon milieu ni mon caractère ne me portaient à prendre un rôle actif dans les événements qui se déroulaient au lycée. Je résistais à l’idée qu’on puisse vouloir changer le monde, ce qui est une attitude soit très bête, soit très sage, mais qui quoiqu’il en soit n’était pas de mon âge, et encore moins du goût de l’époque, et se trouvait donc systématiquement combattue dès que je m’aventurais à l’exprimer.
Un jour que je prenais la parole dans une salle plus grande que d’habitude, et devant une assemblée plus nombreuse, on me mit entre les mains un micro. Et là, d’un coup, comment dire?… Je NOUS ai entendu parler. Moi et quelqu’un d’autre, un écho de ma voix, avec des intonations bizarres, ridicules, quelqu’un qui, en même temps qu’il disait mot pour mot la même chose que moi, la disait mal, lui donnait des accents stupides, la rendait confuse. Il y avait un tel écart entre ce que j’aurais voulu dire et ce qu’anonnait cette voix, venue du dehors et de loin, que je perdis définitivement le fil de mon discours, et que je me vis couler à pic en direct, victime du caquetage incohérent qui me revenait aux oreilles, sous les huées et les sifflements de la foule.
Il m’a fallu longtemps pour surmonter ma peur des micros. Face à un micro, ma voix et ma pensée se constituent en deux éléments bien distincts, dont je redoute toujours les déphasages et les interférences. Tout se passe comme si parler tout en m’entendant parler créait chez moi les conditions d’une sorte d’effet larsen mental, d’un feedback redoutable et dévastateur.
© Jean-François Colonna