Je connais par coeur de nombreuses Fables, mais La tortue et les deux canards n’était pas jusqu’ici du nombre. C’est réparé. Je me demande bien pourquoi j’ai tant tardé à l’apprendre, alors que cette histoire est un prodige de vivacité et d’humour. (Peut-être parce que la « morale » en est un peu faible, comparée au reste de ce génial récit.)
Apprendre un texte vous oblige à le regarder de très près. Chaque mot compte, chaque verbe, et le temps de chaque verbe. Et voici l’un des secrets de La Fontaine : il n’est jamais prisonnier du temps ni du mode d’un récit. Il passe sans cesse du passé au présent, du style indirect au style direct. Il actualise en permanence sa narration, avec un tel naturel qu’on ne le remarque même pas. Sa liberté de ton est d’abord une liberté grammaticale. A la lecture tout parait fluide et évident. Mais quand on ralentit pour apprendre, on se dit – mais comment fait-il ça ?
Je repensais à cette scène célèbre d’Amadeus, dans laquelle Mozart mourant dicte à Salieri son Requiem. Salieri transcrit, et s’écrie – Non, vous vous trompez, ce n’est pas possible ! Je suis le Salieri de La Fontaine. Je constate, sans comprendre, écrasé et émerveillé à la fois, que le génie ne subit pas les règles de la syntaxe ou de la composition : il joue avec, et les dépasse.
Ces règles (pour parler comme Saint Augustin) sont devenues sa liberté.