Je regardais sa tête qui tombait sur l’oreiller, ses lèvres bleutées, sa bouche entrouverte. Elle avait la respiration courte et difficile, le bras bandé, les doigts immobiles et tordus par l’arthrose. Sa paupière gauche, qui n’était pas tout-à-fait close, laissait voir une lueur laiteuse tirant sur le bleu gris. J’ai pensé: – Fils, voici ta mère. Je me suis mis à pleurer.
Un moment plus tard, elle s’était réveillée, et semblait avoir, avec ses yeux clairs, retrouvé sa dignité, son élégance. Elle sourit en me voyant, et se mit à réciter le début de l’Invitation au voyage. « Mon enfant, ma soeur / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble / Aimer à loisir / Aimer et mourir…»
Sa mémoire buta sur la seconde strophe, elle me demanda de dire la suite. – « Des meubles luisants / Polis par les ans / Décoreraient notre chambre ». – Ah ! oui, c’est ça. Des meubles luisants… Elle jeta un coup d’oeil ironique et désemparé sur son lit médicalisé et le mobilier technique de l’hôpital. – Où sommes-nous? demanda-t-elle. Mais sans écouter ma réponse, elle s’assoupit à nouveau.
On entend l’amour, la peine, l’ admiration
Je trouve absolument magnifique – aussi bref soit-il – ce réveil de la conscience avec en bouche les vers de Baudelaire : “l’Invitation au voyage”, un poème finalement si à propos pour une personne en fin de vie, témoignant sans doute un d’espoir et d’un idéal intime élevé. Ces moments de lucidité sont des pépites d’or !
Où sommes-nous? Telle est la vraie, la seule question.
Passe encore que nous ne sachions pas d’où nous venons ni où nous allons.
Mais, jeunes ou vieux, en bonne santé ou malades, ici ou ailleurs, nous ne pouvons jamais dire où nous sommes vraiment…