Arrière-saison

Maman s’est cassé le bras. Elle ne sait pas comment. Elle a dû tomber (mais personne à la résidence ne se souvient de l’avoir relevée), ou se cogner violemment contre un meuble. « Ses os sont friables », pensé-je, et me dit-on. Son plâtre lui fait mal, son bras lui pèse.

A la fin du déjeuner, comme il fait très doux, je la sors dans le jardin. J’installe son fauteuil dans un rayon de soleil, et m’assieds face à elle. Elle ferme les yeux. Elle semble se détendre. Une expression de bien-être passe sur son visage. Je dis : – Rappelle-toi, voici ce que tu pourrais dire : Goûter en regrettant l’été blanc et torride / De l’arrière saison le rayon jaune et doux. Elle sourit, et répète : de l’arrière saison le rayon jaune et doux.

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– De qui est-ce, déjà ? demande-t-elle. – De Baudelaire. – Ah ! Oui. Baudelaire… C’est moi qui te l’ai fait découvrir.
C’est vrai. Elle récitait souvent Baudelaire, et Verlaine, autrefois.

– Et cet autre, de Baudelaire, est-ce que tu t’en souviens : Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe ? Elle me regarde, son œil est à nouveau vif, elle hésite un peu mais répond : Emporte-moi wagon, enlève-moi frégate. Elle répète, en appuyant les syllabes : Emporte-moi wagon, enlève-moi frégate, fière que sa mémoire puisse encore ne pas la trahir.

Nous avançons dans le poème. Mais le vert paradis des amours enfantines… Je laisse le texte en suspens, elle se concentre, et reprend : Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ? Elle répète à nouveau plusieurs fois ce couple de vers, elle en fait un distique. Mais le vert paradis des amours enfantines / Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ? Elle mâche les mots et les tourne délicieusement dans sa bouche, comme pour en extraire une saveur oubliée.

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Soudain, elle regarde le ciel, de toute l’intensité de son beau regard bleu. Je vois qu’elle voit l’Inde et la Chine, où elle n’est jamais allée. Je vois qu’elle regrette de n’avoir jamais fait ces voyages. Je vois qu’elle mesure l’infranchissable distance qui la sépare désormais de ces pays. Je vois qu’elle médite sur « plus loin que ». Je vois qu’elle pense : oh, après tout, quelle importance ? Tant de choses passent dans sa tête, elle vit un moment de lucidité éclatante. – Ces vers, dit-elle, Baudelaire… Il m’en aura donné, des émerveillements !… C’est la dernière fois. Je ne les dirai plus.

Son regard s’embue de larmes. Puis elle revient à moi, et m’aspire dans ses yeux. 

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NADINE BITNER

J’aime ta mère, et toi, et tes textes.
Je t’embrasse – Nadine

ac

Merci de partager ce moment, l’émotion est là, palpable.

NADINE BITNER

J’aime ta mère, et toi, et tes textes. Je t’embrasse – Nadine