Le refus de l’ombre

Mon article de vendredi dernier « Pour se dire heureux » a fait réagir plusieurs lecteurs. En indiquant qu’une certaine indifférence aux malheurs du monde était à mon sens une des conditions du bonheur, j’ai suscité de l’incompréhension, voire de la réprobation.

Je vais donc essayer de dire la chose autrement. Dans son livre de souvenirs, Contre tout espoir, Nadejda Mandelstam, la femme d’Ossip Mandelstam, raconte la vie de ce dernier de son arrestation en 1934 jusqu’à sa mort en 1938. Et elle a cette phrase admirable : Mandelstam, écrit-elle, « refusait à la catastrophe imminente de jeter une ombre sur la beauté de l’instant présent ». Même déporté, même emporté par la folie du monde, il ne se laissait pas subjuguer par le malheur, il ne lui permettait pas de déteindre sur sa vie entière.

Je vis dans des conditions bien différentes et tout-à-fait confortables, mais je crois pouvoir dire que je comprends cela. Oui, le malheur existe, et il est vraisemblablement consubstantiel au genre humain. Mais qu’il soit mien ou celui d’autrui, il n’obscurcit pas nécessairement tout le regard. On peut, par volonté ou par la grâce d’une disposition d’esprit favorable, refuser que la catastrophe, imminente ou éternellement probable, jette une ombre sur la beauté de l’instant présent. On peut être un résistant du bonheur.

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Aguerre

Tout à fait d’accord, Jean-Pierre.
Ton texte “Pour se dire heureux” a été lu et relu par des amis d’Argentine, d’Italie, du Portugal, de Londres, tellement j’ai eu besoin de partager avec eux/elles cette sincérité profonde, ton regard et les mots justes pour se situer dans le monde actuel.
Je me suis douté que des esprits “bien pensants” allaient critiquer “l’indifférence aux malheurs”: tel est la notion de sacrifice et de coulpe qu’on nous inculqué. Comme terminer son assiette parce que des gens meurent de faim plus loin…
Merci pour ce rappel à notre humanité: vivre le moment présent et être heureux est un devoir, à mes yeux, pour bien aider les autres.

Bertrand de Foucauld

Je crois qu’un mot résume tout cela : l’Espérance. Je crois que Charles Péguy en a parlé…