Fille d’ouvriers

On se plaint (à juste titre) de la violence du monde d’aujourd’hui. Celui d’hier était toutefois pire encore. Ainsi, pour une fille d’ouvrier au tournant des années 1900, le destin n’avait pas grand chose de clément. L’existence n’offrait souvent, comme parcours prévisible, qu’une longue et cruelle déchéance, et il s’est trouvé plusieurs auteurs, d’Aristide Bruant à Lucien Boyer, pour en faire des chansons terribles. Mais c’est peut-être sous la plume de Jules Jouy que cette condition s’est exprimée de la plus saisissante façon.

Pâle ou vermeille, brune ou blonde,
Bébé mignon,
Dans les larmes ça vient au monde :
Chair à guignon !
Ébouriffé, suçant son pouce,
Jamais lavé,
Comme un vrai champignon ça pousse :
Chair à pavé !

A quinze ans, ça rentre à l’usine,
Sans éventail,
Du matin au soir ça turbine :
Chair à travail !
Fleur des fortifs, ça s’étiole,
Quand c’est girond,
Dans un guet-apens, ça se viole :
Chair à patron !

Jusque dans la moelle pourrie,
Rien sous la dent,
Alors, ça rentre “en brasserie” :
Chair à client !
Ça tombe encore,de chute en chute,
Honteuse, un soir,
Pour un franc, ça fait la culbute :
Chair à trottoir !

Ça vieillit, et plus bas ça glisse…
Un beau matin,
Ça va s’inscrire à la police :
Chair à roussin !
Ou bien, “sans carte”, ça travaille
Dans sa maison,
Alors, ça se fout sur la paille :
Chair à prison !

D’un mal lent souffrant le supplice,
Vieux et tremblant,
Ça va geindre dans un hospice :
Chair à savant !
Enfin, ayant vidé la coupe.
Bu tout le fiel,
Quand c’est crevé, ça se découpe :
Chair à scalpel !

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