Le début du roman

Encore un mot sur la construction de mon roman, et puis je m’en tiendrai là (pour le moment). Je me suis fixé assez vite comme contrainte la règle des trois unités : unité de temps, unité de lieu, unité d’action. C’est celle de la tragédie classique, son efficacité n’est plus à démontrer. Si je ne l’applique pas dans son extrême rigueur, qui voudrait que l’action se déroule sur une seule journée en un lieu précis dont on ne sorte pas (ici, tout se passe en cinq jours, sur deux îles voisines), je crois toutefois pouvoir dire qu’elle n’a pas été aussi bien observée depuis fort longtemps. Elle contribue sans nul doute à l’impression de solidité du récit que ressent le lecteur, et je suis heureux d’être parvenu à m’y conformer.

En parallèle, j’ai cherché à être aussi fluide que possible dans mon écriture. Pas de phrases alambiquées, pas de figures appuyées, pas de lyrisme excessif. Côté conjugaisons, j’ai évité non seulement les quelques imparfaits du subjonctif qui auraient pu se présenter, mais aussi tous les passés simples aux première et deuxième personnes du pluriel, les nous arrivâmes et les vous allâtes qui (je le constate avec un certain regret) relèvent aujourd’hui d’un style suranné et pour tout dire incongru. 

Mais trêve de recettes de cuisine littéraire. L’important, c’est l’histoire, l’intérêt qu’elle éveille, les émotions qu’elle suscite. La mienne s’ouvre sur un mystère. En voici les deux premières pages :

Il y avait vingt-deux ans que je n’avais pas vu Harry Yuan. Notre dernière rencontre remontait au printemps 2002. Nos chemins s’étaient ensuite éloignés au point de rapidement se perdre, mais
 jamais je n’avais cessé de penser à cet homme et à son exceptionnel destin. Je parlais de lui de temps en temps en famille ou avec des amis, et chaque fois que je contais ce que je savais de son aventure, la réaction était la même: tu devrais écrire cette 
histoire, c’est un véritable roman. De fait, j’avais essayé de m’y mettre à deux reprises, sans jamais dépasser le stade de l’esquisse. Je manquais d’éléments. La seule période pour laquelle je disposais d’informations à peu près fiables était celle à laquelle nous nous étions fréquentés, lorsqu’il était à l’apogée de sa carrière, qu’il avait fait la une de plusieurs magazines, et que sa fortune se comptait en milliards de dollars. Mais pour celle qui avait précédé, je n’avais que des renseignements fragmentaires ; quant à celle qui avait suivi, celle de sa vertigineuse déchéance, je n’en savais quasiment rien. Je m’étais donc mis à enquêter. J’avais cherché à joindre les personnes de son entourage avec lesquelles j’avais été en contact. Mais les témoignages s’étaient révélés rares. La plupart de celles qui l’avaient connu n’avaient pas répondu à mes requêtes. Quand elles l’avaient fait, elles ne m’avaient fourni que des indications parcellaires. Parfois il m’avait semblé qu’elles en savaient plus que ce qu’elles voulaient bien me dire, parfois au contraire elles avaient paru désemparées d’en savoir aussi peu. Même l’omniscient Internet perdait sa trace aux alentours de 2006. Les dernières nouvelles que le réseau donnait de lui indiquaient non seulement qu’il était ruiné, mais encore qu’il était redevable à la justice américaine d’une amende d’un montant exorbitant, alors même qu’il avait purgé une peine d’un an de prison. Toutes mes tentatives pour récolter des informations postérieures étaient restées vaines. Les moteurs de recherche ne ramenaient à la surface que des éléments anciens et épars : des biographies courtes et imprécises (sa date de naissance variait selon les sources), des numéros de brevet, des articles de presse, quelques extraits de jugement. C’était très insuffisant pour un livre. Mes recherches s’étaient arrêtées là. Une seule chose était avérée : depuis 2006, Harry Yuan avait disparu.

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