Ça a sans doute commencé comme ça : le coin de rue est tranquille, et un habitant du quartier y dépose un soir deux ou trois cartons de vieilles choses, incognito. Un de ses voisins, qui doit débarrasser sa cave, l’imite. Le lendemain, la municipalité dépêche son cantonnier pour nettoyer ce petit tas de détritus. Quelques jours passent. Un autre riverain, ou le même, dépose à nouveau ses déchets, suivi par d’autres, plus nombreux. Soucieuse du bon état de la voie publique, la mairie envoie une camionnette pour dégager tout ce qui encombre le trottoir. Mais le phénomène se répète, et les ordures s’amoncellent, encore une fois, puis une autre, puis une autre. La mairie en a ras-le-bol. Elle décide de sévir, et fait confectionner un beau panneau: “Interdiction de déposer des ordures sous peine de sanctions”.
A partir de là, les choses s’enchaînent de manière imparable. Le panneau mentionnant qu’il est interdit de déposer des ordures va indiquer expressément qu’il est possible de le faire, et en tout cas que c’est à cet endroit une pratique courante, sinon pourquoi un panneau ? (Partout en effet il est interdit de déposer ses ordures sur le trottoir, sans qu’il soit besoin de pancartes pour le stipuler.) L’abandon de déchets en ce lieu va donc paradoxalement se trouver validé par cette interdiction officielle. En outre, les riverains vont se sentir d’autant plus confortés dans leur habitude que les sanctions encourues, non définies, paraissent purement rhétoriques. Le panneau par ailleurs va attirer l’attention de personnes qui n’auraient pas pensé à déposer leurs ordures à cet emplacement. Une décharge est née.
Certes, nous sommes en France. Il est peu probable qu’on trouve une telle situation dans les pays anglo-saxons. Le goût d’enfreindre la loi est toujours chez nous assez vif, surtout si les infractions sont bénignes et portent sur des choses triviales. J’en viens même, en l’occurrence, à me demander si ce penchant n’est pas mis à profit par les élus locaux. Le dépôt et l’enlèvement des ordures faisant aujourd’hui l’objet de règles très contraignantes au niveau des collectivités locales, comment contourner ces dispositifs, pour rendre service à ses administrés en créant en pleine ville une décharge de proximité ? Il se pourrait qu’un conseiller municipal astucieux et psychologue ait trouvé la réponse : avec un simple panneau d’interdiction.
Cet exemple est, en fait, la traduction d’un laisser-aller général d’où la multiplication des actes d’incivilité. Le dépôt d’ordures, nuitamment et en catimini, me rappelle le slogan de jadis de
l’Action française : “pas vu, pas pris”. Sans conséquences ? Pas si sûr ! La force publique autorise les vélos à emprunter les voies en sens interdit ? Immédiatement, les scooters en font de même,
d’abord les livreurs de pizzas puis tout un chacun. Idem avec les feux rouges surtout s’il existe à proximité une zone de “non-droit”, c’est à dire la cité voisine (j’habite la banlieue). On jette
papiers et paquets de cigarettes vides sur le trottoir : aucune importance puisque cela légitime le travail de la voirie (je l’ai entendu déclarer par un citoyen responsable et j’ai même vu un
jeune jeter un journal dans une poubelle publique puis, pris de remords, le reprendre pour le projeter dans le bosquet voisin : on parlera alors de provocation à moindre frais).
Où cela s’arrêtera-t-il ? Les autos franchissent de plus en plus les feux rouges de nuit “parce que le risque est bien moindre” et, surtout, parce que le gendarme dort. Il y a déjà eu des
morts…
Il y a longtemps, rentrant de l’école communale, j’avais été surpris à jeter un papier de bonbon sur le trottoir ; des “hirondelles” (ces flics à pèlerine et en vélo qui allaient par deux)
passaient par là : l’un deux me reconduisit jusque chez les parents en me tenant par l’oreille. Inimaginable aujourd’hui : autre temps, autres moeurs !