La tourneuse de page

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Elle est assise en retrait, vêtue de sombre, et a chaussé ses lunettes. Il ne faut pas qu’on la voie, elle doit se fondre dans le décor, dans la pénombre. C’est le pianiste qui est dans la lumière. Lui, il étend ses bras, plaque ses mains sur le clavier, attaque le morceau. Ses doigts se mettent à courir follement de gauche à droite et de droite à gauche, et ses yeux, en s’exorbitant légèrement, suivent les montées et les descentes de notes sur la partition. Il joue, il virevolte, se ramasse, se déploie, mais au bout d’une minute environ, comme un spectre vif et muet, elle se dresse, avance d’un pas, devient visible, étend son bras vers le pupitre, attrape entre ses doigts le haut de la page de droite, échange un imperceptible signe de tête avec le virtuose, et tourne la page, avant de se glisser à nouveau furtivement dans l’ombre, fantôme silencieux et attentif, divinité protectrice et cachée.

Une minute se passe encore, avant que le manège ne se renouvelle. Au bout de trois ou quatre fois, tant elle est discrète et rapide, le public ne la remarque plus. Mais moi je ne vois plus qu’elle, son vieux cardigan bleu marine, son pantalon gris, ses cheveux ternes, et son regard intensément fixé sur les feuilles du pianiste. Je ne vois plus qu’une araignée tapie à la périphérie du spectacle, filant mentalement le fil musical de l’œuvre, veillant à la bonne exécution de sa toile, prête à bondir en silence sur la mouche de chaque page à tourner. 

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