Il y a deux ans, Régis Debray prononçait au Japon, sous le titre “Eloge des frontières”, une fort intéressante conférence, dont le texte est paru par la suite chez Gallimard. L’idée principale en est que l’on sort du chaos en triant, en séparant, en distinguant, en mettant de l’ordre, c’est-à-dire en traçant des lignes : des frontières. Et qu’à rebours d’un très long processus historique, notre époque est devenue indécente parce qu’elle oublie les frontières. Debray dit : « Il n’y a plus de limites à, parce qu’il n’y a plus de limites entre. (…) L’air du temps a cessé de discerner entre les classes, entre les sexes, entre l’oeuvre et le produit, entre l’info et la com’, le fric et le chic, la scène et la salle, la chose et son annonce ».
C’est une idée très forte et très séduisante : pour que le monde soit praticable, il faut classer, organiser, établir des distinctions. Sortir de la confusion, c’est définir une ligne dont on se trouve d’un côté ou de l’autre. On est soit ici, soit là, donc on est soit ceci, soit cela. Principe du tiers exclu. Et pour ne parler que du spectacle, il est vrai que rien ne m’exaspère autant que de voir l’intérêt du public aujourd’hui se porter davantage sur ce qui se passe en coulisses que sur ce qui se passe sur scène, sur la préparation plutôt que sur la performance, sur le making off plutôt que sur l’oeuvre, sur les dessous de l’art plutôt que sur l’art lui-même. Les frontières ont disparu. Ou plus exactement, on ne sait plus très bien où les tracer.
Mais l’idée est-elle juste ? Je n’en suis pas certain. Je crains qu’elle ne soit, en fait, périmée. Toute l’histoire de la science moderne a consisté à remettre en question des catégories qui ne tenaient pas le coup face à l’évolution des concepts et des outils (équivalence de la masse et de l’énergie, nature à la fois ondulatoire et corpusculaire de la lumière, théorie de la relativité, physique quantique dans son ensemble : tout a brouillé les lignes sur lesquels s’appuyait la vision traditionnelle du monde). Pour revenir au spectacle, il s’est naturellement déplacé avec l’évolution des techniques qui lui sont associées. Tant que le théâtre était le modèle dominant, le spectateur était dans un lieu, qui déterminait ce qu’il voyait (la scène) et ce qu’il ne voyait pas. Avec l’avènement des écrans, le spectacle – c’est-à-dire étymologiquement ce que l’on regarde – devient ce qui se trouve face à une caméra. La caméra, de nos jours, non seulement s’insinue en coulisse, mais (avec les webcams) partout. Tout devient donc spectacle. Ce n’est pas consécutif à un relâchement des valeurs, c’est dû au changement de repère, au déplacement topologique impliqué par la technologie.