Le vieux chanteur

Le vieux chanteur se demande ce qu’il fait là. On l’a invité à interpréter six chansons dans une salle de quartier, devant un public clairsemé mais plutôt amateur de beaux textes. Il est seul sur scène, avec un pianiste qu’il a brièvement rencontré la veille pour répéter. On sent qu’il est tendu. Il attaque d’entrée avec son tube, une guimauve de fin de vacances qu’il porte depuis 45 ans. L’accompagnement de piano solo met en évidence la pauvreté du texte, comme les faiblesses désormais patentes de sa voix. Il le sait. Cela le trouble. A la fin de la chanson il s’adresse à l’auditoire : « Si vous saviez comme c’est difficile ».

Il enchaine avec cinq autres slows dans le goût de la variété populaire des années 60, avant de reprendre son tube, cette fois sur une bande-son, comme on sent qu’il a l’habitude de le faire depuis que, pour lui, le temps du succès et des “vrais” orchestres est révolu. Ça le rassure. Il retrouve ses marques. Il sort de scène, gentiment applaudi.

jeanfrancoismichael.jpgMais qu’est-ce qui a été réellement applaudi ? Le vieux bateleur soudain en proie au doute ? Sa vulnérabilité ? Sa constance ? Son courage ? Le temps qui passe ? Ou quelque chose de plus inexplicable, le trouble qui finit par s’emparer de l’auditeur lorsque, prêtant attention aux paroles les plus triviales, il en vient à ressentir la forme de vérité à laquelle elles atteignent parfois, et à s’interroger : au fond, qu’y a-t-il d’autre à écrire ?

(Julien Green, dans son journal, raconte à quel point il avait été saisi d’entendre à la radio une chanson populaire dont les paroles décrivaient, de la manière la plus simple et la plus spontanée qui soit, un état mystique : « Avec celui qu’on aime, on irait n’importe où… »)

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