La chute

Amoureux. Tu avais été très amoureux d’elle, autrefois. La nuit dernière, elle était assise, en plein air, au bout de l’immense terrasse d’un café. Toi tu passais de table en table, comme le maître de maison, tu étais étonné que tant de clients te connaissent, que tant de monde veuille te parler, mais c’était normal, ils étaient venus pour toi, dans une heure tu allais donner un concert sur une petite scène tout près de là. Tu ne t’étais pas rendu compte de sa présence.

Puis tu l’as vue. Elle était en compagnie de deux personnes, et elle t’a fait signe, elle voulait que tu viennes la rejoindre sur le champ, mais il te fallait dire un mot aux uns et aux autres, tu étais empêtré dans des conversations banales, comme des fils collants qui t’empêchaient d’avancer, c’était lent et pénible, mais enfin tu parvenais à progresser dans sa direction. L’avant-dernière table avant la sienne était occupée par ta cousine qui était venue avec quelques amis, c’était un arrêt obligatoire que tu aurais dû apprécier, pourtant tu l’as abrégé autant que tu l’as pu. Quand enfin tu t’es retrouvé face à elle, elle t’a présenté les deux personnes avec qui elle prenait un verre : c’étaient un directeur de triperie et sa femme, elle te disait que cette triperie était située non loin du village où elle avait sa maison de famille et que c’était nécessaire que tu les connaisses, tu te demandais bien pourquoi. Et cet homme a commencé à te parler de son métier, de l’importance de la tripe, et tout à coup une angoisse t’a envahi, tu n’avais rien répété pour ton concert, tu avais oublié tous les accords de ta guitare, tu ne savais pas ce que tu allais chanter.

L’instant d’après, la terrasse avait été submergée par la mer, tout le monde nageait, la houle était forte, elle et toi étiez agrippés à un rocher, l’eau montait et descendait de son épaule à sa taille, elle portait un maillot une pièce d’un bleu uni un peu passé, le soleil faisait luire sa peau brunie, et elle te parlait de la chute, la chute en général, la chute à laquelle nous étions tous promis, l’inévitable chute, et même en fixant intensément du regard les mèches de ses cheveux mouillés qui retombaient sur son cou, ton rêve a commencé à t’ennuyer.

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