Photocopie

Maman a toujours pris des notes. Les livres qu’elle a lus sont remplis d’inscriptions dans les marges. Depuis quelques années, pour faire face à l’effacement de sa mémoire, elle noircissait des carnets ou des feuilles volantes : « 19h, j’ai pris mes médicaments », « ma petite-fille Audrey a deux enfants : Lou et Raphaël ».

Aujourd’hui elle ne peut plus écrire et son esprit s’en va. N’importe quelle phrase d’un livre ou d’un journal qui lui passe entre les mains peut prendre une importance capitale et devenir à ses yeux une information précieuse : l’élément nécessaire à la résolution d’une énigme qu’elle ne parvient plus à élucider, la pièce d’un puzzle perdu. Alors elle demande qu’on la lui recopie ou, mieux encore, qu’on la lui photocopie. La photocopieuse est devenue sa planche de salut. C’est l’outil qui peut compenser la perte de sa mémoire. L’oubli est une noyade et comme elle sent qu’elle se noie, que ses facultés s’engloutissent, sa façon de se débattre c’est photocopier, photocopier, pour ne pas couler à pic.

photocopieuse1Maman voudrait noter tout ce qu’elle fait : « sans ça, je ne saurais plus ». Ce qu’elle mange comme le reste. Avant-hier, comme j’assistais à son dîner, elle s’empare brusquement, comme d’une petite feuille rose, de la tranche de jambon qu’elle avait dans son assiette, et me dit : — va me photocopier ça s’il te plaît. Puis réalisant soudain toute l’étrangeté de son geste, sa main pleine encore tendue vers moi, elle eut le regard le plus désemparé que je lui aie jamais vu, avant de baisser les yeux, quelques secondes plus tard, et de se mettre silencieusement à pleurer.

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annick

notre impuissance à soulager la douleur

fran

terrible pour la femme que j’ai connue!
le plus douloureux est qu’elle se rend compte.
en pensee avec vous.

Céphéides

Je suis de tout cœur avec toi…

Charles

Poignant…