En colère à quinze ans

Je me souviens qu’à quinze ans j’ai été très en colère contre Bernard Moitessier, dont j’ai déjà parlé. Il participait à la première course autour du monde à la voile, il avait descendu l’Atlantique, traversé l’océan indien, puis le Pacifique, il était largement en tête et remontait l’Atlantique vers Plymouth, Angleterre, lorsque la radio annonça qu’il avait changé de route. Il renonçait à la course et à la victoire. Il poursuivait sa navigation, sans autre but que d’être en mer, et sans qu’on sache jusqu’où, ni pour combien de temps. Ça m’a mis en rage. On n’avait pas le droit de faire ça. Ou alors, c’est qu’il était devenu fou.

J’étais conformiste, à l’époque. L’éducation que j’avais reçue et le milieu bourgeois auquel j’appartenais pesaient sur moi de tout leur poids. Les règles étaient là pour être respectées et non transgressées. Si quelqu’un s’engageait dans une course, il devait se soumettre aux règles de la course, dont la plus élémentaire est de courir, jusqu’à l’arrivée.

Bien sûr, l’intensité de ma colère contre Moitessier était en proportion de l’admiration inconsciente que je lui portais. Cet homme vivait sa vie comme une aventure, et il la vivait librement. Plus tard, peu à peu, il a émergé dans mon esprit comme un modèle. Pour prolonger ma méditation sur la bifurcation, je dirais qu’à mes yeux, il est devenu le « bifurcateur » contemporain fondamental : celui qui a renoncé au gain de la course, et accessoirement à celui de la jolie somme qui allait avec. Celui qui n’a couru ni contre le temps ni pour l’argent, mais déployé sa vie dans une dimension autre que celle qui nous est habituellement proposée. Celui qui a franchi le miroir des communes vanités du monde.

(On connait l’équivalence proverbiale entre les deux termes : le temps et l’argent. Dernièrement, faisant un rapprochement entre la Rolex seguélo-sarkozienne, symbole d’une réussite matérielle ordinaire à laquelle aspirent tant d’entre nous, et la longue route de Moitessier, j’ai pensé : Moitessier, lui, n’a couru ni contre la montre, ni pour. Il a vécu au-delà de la montre, au-delà du temps compté qu’on se donne l’illusion de posséder en le transformant en objet de luxe. Et j’ai constaté à cette occasion que, du jour où j’avais moi-même changé de route et bifurqué vers la chanson, je n’avais plus jamais porté de montre.)

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Carême-Prenant

Oui, tout cela est bien joli mais ne concerne qu’une petite frange de la population. Lorsqu’on a bien du mal à joindre les deux bouts, à terminer son mois sans augmenter sa dette et que, presque toujours, on ne peut satisfaire les minuscules besoins “superflus” de ses enfants, il est vrai qu’on aimerait “bifurquer” mais comment et vers où ?

Happy Q

Moitessier : c’était la classe !

marcopolette

cf un beau film oublié de Goretta, “La Provinciale”, avec la toute jeune Nathalie Baye. Complètement fauché, son personnage y participe à une course genre “On achève bien les chevaux” dans le parc d’un château, sous les regards goguenards d’un comité d’entreprise, et s’arrête juste avant la ligne d’arrivée alors qu’elle arrivait en tête.