Sur Papa

Je pensais que ça pourrait être pour cette année, et puis finalement non. L’an prochain peut-être…

De quoi je parle ? De la mort de papa. C’en est l’anniversaire aujourd’hui. Je parlais de ne pas en parler justement. De passer cette journée du 23 octobre en la laissant dans le silence, en glissant par dessus elle sans s’y attarder, et donc, en particulier, en évoquant autre chose sur ce blog.

Eh bien c’est raté. Il me prend même l’envie de publier l’évocation que j’avais faite de lui le jour de son enterrement. L’an prochain, peut-être…

 

SUR PAPA
28 octobre 2016

A l’hôpital, je lui passais la main sur le front, et je le regardais. Pas une ride. Je pensais aux visages burinés qu’ont certains quinquagénaires (des marins, des paysans) à la peau épaisse et creusée. Lui rien. 95 ans et la peau fine, lisse et douce. Comment peut-on parvenir à cet âge ainsi préservé ? La réponse est sans doute dans la question. En se préservant, justement. En ne commettant pas d’excès, en évitant de trop s’exposer. En vivant une existence raisonnable, avec le souci d’une certaine réussite, et du confort qui va avec. En tenant autant que faire se peut les difficultés à distance. Et, content de ce qu’on a, pourvu que le destin ne bouleverse pas trop ces plans paisibles, en s’efforçant d’être heureux.

Albert Arbon est né en août 1921, à Asnières/Seine, dans une famille modeste, de Pierre Arbon, employé des grands magasins du Printemps, et de Marguerite, couturière ; mais une famille de fourmis, d’origine auvergnate, où l’on connaissait le prix de l’argent, et où l’on savait compter. En mai 1924 se produit l’événement le plus durablement heureux de son existence : la naissance de son petit frère, Jacques, dit Jacky, qui sera jusqu’à sa mort son meilleur ami et sa principale source de gaîté. Enfance sans histoire, insouciance, vacances au bord de la mer. À Asnières comme à La Bernerie, la radio et un vieux phonographe diffusent Tino Rossi, Jean Sablon, Ray Ventura et les collégiens. Le jeune Albert, en chantonnant, rêve de devenir aviateur.

vers 1935

En 1939, catastrophe. Le ciel lui tombe sur la tête, comme sur celle de tous ceux « qui avaient vingt ans en 40 ». Boris Vian, Brassens, et nombre de ses contemporains décriront très bien par la suite comment leur génération avait grandi dans le souvenir terrifiant de la boucherie de 14-18. Toutes les familles avaient eu leur lot de morts, et d’ailleurs si Albert s’appelait Albert, c’était en mémoire du frère de sa mère, mort sur le champ de bataille en 1915, et dont le corps n’avait jamais été retrouvé. « On s’est tous dit qu’on était bons comme la romaine, a-t-il confié plus tard. On s’est vus dans les tranchées. Quand Pétain a signé l’armistice, quel soulagement… » En juin 40, la famille Arbon fait l’exode, comme tout le monde. Mais il n’y a personne sur les routes : ils ont pris les devants, et sont partis dès le 12 juin. Albert, qui vient d’avoir son permis, emmène sa mère et Jacky dans la 402 avec quelques valises, trois poules, et les six volumes du Larousse du XXè siècle. Il passe son bac dans le Tarn. Retour à Asnières en octobre. Sauf à s’engager dans la RAF, finis les rêves de pilotage. La pharmacie est un commerce qui semble tranquille et prospère. Il sera pharmacien.

Je sais qu’il y a dans cette assistance des personnes dont les parents, dans les mêmes circonstances, firent le choix de se battre et de résister. Papa, disons les choses comme ça, n’était pas de cette étoffe. Son unique fait d’arme de la guerre est d’avoir échappé à une patrouille allemande en s’engouffrant dans une porte-cochère un soir qu’il transportait un saucisson. Quant au STO, il l’évite grâce au doyen de la faculté de pharmacie qui fait classer ses étudiants comme personnels de santé dont la présence à leurs postes de travail est impérative. Il sort de la guerre sans encombre, passe son diplôme, et s’installe en 1947 dans une petite officine de la rue de la Croix-Nivert, qu’il ne tardera pas à faire prospérer.

En 1951, participant à une réunion sur la mise en place d’un régime de retraite pour la profession, il y rencontre une jeune pharmacienne fraîchement installée à Montrouge dont la fougue et le pimpant le séduisent. Elle a 26 ans, il en a 30. Il la courtise, elle se laisse approcher. En juin 1952, ils se marient. Lorsque, bien plus tard, à l’occasion de ses 80 ans, il composera une chanson évoquant sa vie sur l’air de La Romance de Paris, de Charles Trénet, il parlera ainsi du « jour radieux » de leur rencontre où « le ciel a[vait] exaucé [s]es vœux » :

C’était l’ jour où j’ai connu Janine
Ell’ vendait elle aussi d’l’aspirine

Et voilà. Beaucoup de choses étaient dites. Leur union fut scellée sur fond d’huile de camphre et de pastilles à l’eucalyptus. Ils firent trois enfants en deux ans et développèrent chacun leur boutique. La pharmacie d’officine devint leur horizon et leur engagement. Ils s’investirent l’un et l’autre dans les instances professionnelles avec passion. Maman au Conseil de l’Ordre, régional d’abord, national ensuite, où elle fut la première femme à siéger, ainsi que dans diverses commissions au ministère de la Santé. Papa dans la vie syndicale, où il s’attacha pendant trente années à défendre (à préserver ?) les conditions économiques dans lesquelles ils exerçaient leur métier.

Il s’inscrivit à l’UNPF, l’Union Nationale des Pharmacies de France. Il avait de la prestance, il raisonnait bien, il comptait vite : il devint secrétaire général, puis président. A ce titre, il fut l’interlocuteur de tous les gouvernements des années 1980 sur les dossiers concernant le commerce du médicament, de Pierre Bérégovoy, Edmond Hervé ou Claude Evin à Jacques Chirac, Philippe Seguin et Michèle Barzach. On l’estimait chez les politiques, on l’appréciait chez les industriels, comme ses amis Pierre Joly, le patron de l’industrie pharmaceutique de l’époque, ou François Dalle, l’historique P-DG de l’Oréal. Michel Edouard Leclerc m’a dit le plaisir qu’il avait eu à débattre avec lui à plusieurs reprises sur différents plateaux de télévision. Parapharmacie, tiers-payant, taux de marque, telles furent ses grandes batailles : celles-là, il n’hésita pas à les livrer, et de façon héroïque, il faut croire, puisqu’il y gagna les insignes de chevalier de la Légion d’Honneur.

Je ne peux pas terminer cette évocation de Papa sans parler de chanson. Il en savait par cœur des centaines. Je ne connais personne qui chantait autant, dans sa salle de bains, devant la télévision, au volant, et tous ses petits-enfants, avec lesquels il a fait de nombreux trajets en voiture, vers La Baule, Amou, ou ailleurs, se souviennent de ces voyages et du plaisir qu’il prenait à entonner à la file tant de vieux refrains. Il m’avait écrit un jour : « J’ai toujours aimé les chansons, et surtout les chanter. Elles ont beaucoup contribué à enjoliver ma vie. Chacune évoque en moi un moment précis, presque toujours heureux, de mon existence. C’est pourquoi les chansons nostalgiques ont souvent ma préférence, car c’est la réminiscence d’agréables moments à jamais disparus que je revis en les chantant. Même les chansons de la belle époque que chantait ma mère ou que j’entendais à la TSF quand j’étais petit me plaisaient. »

C’est peut-être pour ça qu’il n’avait pas de rides : derrière sa haute stature, il avait une âme, craintive et mélodieuse, de rossignol. De petites choses légères lui couraient dans la tête et le cœur, et il jubilait de faire fonctionner sa gorge et ses poumons. Ecoutez cette autre chanson, produite celle-ci pour ses quatre-vingt dix ans, sur l’air précisément de Je Chante (encore Charles Trénet) :

Nonante
Je chante depuis nonante ans
Je chante depuis tout l’temps
Et c’est pas mes quatre-vingt dix printemps
Qui pourraient m’empêcher de chanter maintenant
Nonante
Je ne chante pas pour les gens
Je chante pour moi seulement
Et si c’est faux personne ne l’entend
Tant pis je chante en déraillant

Même à l’hôpital, la semaine dernière, avec une perfusion dans le bras et un tuyau d’oxygène dans le nez, je l’ai entendu fredonner. Ça déraillait dur, mais quelle importance ?

Chante, Papa, chante, éternellement.

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