Notes de frais

Les éditeurs ont longtemps perpétué cette tradition bien française que les choses importantes se traitaient autour d’une table. Françoise Verny n’était pas la dernière à s’y conformer. Le Récamier, Cagna, elle invitait tous les jours des auteurs, pour des additions souvent rondelettes.

Un jour qu’il était de mauvaise humeur et parcourait en détail les comptes de la maison, Charles-Henri Flammarion s’en émut.
— Comment pouvez-vous approuver des montants pareils ? me reprocha-t-il.
— Enfin, Charles-Henri… C’était comme ça avant mon arrivée. Ces notes de frais font partie des avantages en nature que vous lui avez consentis. Elles sont quasi-statutaires. Françoise y tient.
— Vous allez lui dire que ça ne peut pas durer !

J’eus donc un entretien avec elle. Elle me regarda sans dire un mot, œil noir, paupière mi-close, triturant nerveusement de sa main son paquet de Gitanes, marquant par un petit son rauque la fin de chacune de mes phrases. Pendant un mois, elle ne m’adressa plus la parole.

Ce mois échu, elle vint en personne dans mon bureau me présenter une note dont le montant avait triplé. Repas au caviar, grands crus à gogo : elle avait largement régalé ses convives.
— Françoise !… soupiré-je (non sans admirer l’ampleur et la justesse de la provocation), celle-ci, je ne la signe pas.
— J’espère bien, grommela-t-elle, elle est pour Charles-Henri.

Je plaçai la feuille et le paquet de justificatifs dans une enveloppe, que je remis en main propre à son destinataire.
— Voici la réponse de Françoise, Charles-Henri. A vous de voir…

Il signa.

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