Les Essais de Montaigne

« L’an du Christ 1571, âgé de trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, las depuis longtemps déjà de la servitude de la cour et des charges publiques, se sentant encor dispos, se retira dans le sein des doctes vierges [les Muses], où, en repos et sécurité, il passera les jours qui lui restent à vivre. »

Ayant fait peindre cette phrase sur une poutre de sa bibliothèque, dans la tour de son château, Montaigne s’y retire, se consacre « à sa liberté, à sa tranquillité et à son loisir » et entreprend la rédaction des Essais. Voici l’exemple parfait de ce que je crois être la sagesse : on a vu le monde, on y a pris sa part, on a compris comme il tourne, et l’on se dit qu’au fond, le mieux est de s’en tenir à l’écart et de « se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute grande, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude ».

Les Essais sont le fruit de cette retraite librement consentie. Montaigne eût-il continué à s’occuper d’affaires publiques (ou privées), jamais ils n’auraient vu le jour. La simple existence de ce livre extraordinaire constitue la démonstration éclatante que le loisir, mené avec talent, a une utilité bien supérieure à toutes les autres activités humaines, en ce qu’il permet la réflexion sur la vie, la « préméditation de la mort », l’apprentissage de la mesure des êtres et des choses, et l’approfondissement de soi.

Quant à moi, quand je le lis, j’ai souvent l’impression de m’y voir comme dans un miroir. Il y est question d’un homme qui s’est donné comme art de vivre de « rester soi-même », et qui a détesté, du plus profond de son âme, les réformateurs professionnels du monde, les théoriciens, les marchands d’idéologie. Un homme qui a consacré une bonne part de sa vie à « l’oisiveté créatrice », et sur qui « comme un fleuve, tout glisse et ne dépose rien, pas de conviction profonde, pas d’opinion solide, rien de fixe, rien de stable* ». Un homme qui, face à la cohorte de ceux qui prétendent détenir la vérité, répondait simplement : « Que sais-je ? », qui s’est efforcé de rester debout dans le chaos du monde, et qui n’eut pas de plus grand souci que celui de sa liberté.

 

 * Stefan Zweig, Montaigne

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