La pomme de Michel Serres

Le 1er septembre 2018, nous étions une dizaine à retrouver Michel Serres chez lui, pour fêter son quatre-vingt huitième anniversaire. Comme nous fêtions en même temps les vingt ans du Pommier, sa maison d’édition, quelqu’un lui lança, à la fin du repas, une sorte de défi rhétorique : Michel, qu’est-ce qu’une pomme ? Il prit alors une pomme dans sa main et annonça : « La pensée, disaient mes maîtres, doit se conduire de l’extérieur vers l’intérieur ».

Avait alors commencé un étonnant voyage. Autour de la pomme d’abord : pomme de la connaissance, pomme tendue par Ève à Adam, pomme de discorde et du jugement de Pâris, pomme de Newton, pomme d’or des Hespérides, pommes de Cézanne (et pendant qu’il parlait je voyais apparaître et graviter comme des planètes toutes ces pommes symboliques ou métaphoriques, fruits de la culture, autour de la pomme primordiale qu’il tenait entre ses doigts). Puis vers la pomme, fruit végétal, dans son environnement (pommiers, vergers), dans ses multiples variétés (reinette, golden, clochard, boskoop, Canada…), dans ses usages (alimentation, cidre, calvados…) Enfin, au centre du système, il en vint à la pomme singulière qu’il tenait à la main : une peau, de la chair et des pépins, mais aussi des tissus, des saveurs, des cellules, de la biochimie, des gènes, des molécules… Nous étions repartis vers le cosmos.

J’ai aimé cette pensée libre, déliée, fractale, dans laquelle le monde était contenu dans chacun de ses objets. J’ai aimé cette intelligence poétique, fulgurante, bienveillante. J’ai aimé cet homme qui était l’être le plus exquis qui soit.

A la fin de la soirée, après le départ des autres convives, je me suis attardé un peu. Il m’a parlé de mes chansons. — Tu sais, Jean-Pierre, je les aimais beaucoup. Vraiment… — Tu te souviens que nous en avons écrit deux ensemble ? — Bien sûr que je m’en souviens… J’ai soudain été étreint par le regret violent de n’avoir pas poussé plus loin l’aventure. Son regard me disait qu’il le regrettait aussi.

A la porte de sa maison, j’ai retrouvé mon amie Sophie Bancquart, son éditrice. Nous avons fait taxi commun. Elle m’a appris qu’il souffrait d’un cancer et qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre. Son médecin lui avait dit : « Vous avez un choix à faire. Soit je vous aide à conserver une vie confortable, soit nous nous battons pour la durée. » Il avait pris la première option.

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