Jules et Jim maternels

Quand nous étions petits, nous recevions presque quotidiennement, mon frère ma sœur et moi, la visite de deux messieurs chauves et d’une dame autour de la soixantaine qui se mettaient volontiers à quatre pattes sur le tapis pour des parties de saute-mouton. C’étaient nos grands-parents maternels. Et oui, ils étaient trois.

A l’époque, je ne me suis jamais interrogé (pas plus que mon frère ou ma sœur) sur cette trinité d’aïeux. C’était comme ça, rien ne nous semblait plus naturel. J’ai longtemps attendu avant de soupçonner qu’il y avait une histoire à la Jules et Jim là-dessous.

Une histoire qui avait commencé tristement. Mon grand-père et son compère Monsieur O. s’étaient rencontrés au lycée de Tarbes, où ils étaient tous deux professeurs. Monsieur O. avait vingt-sept ans et venait de se marier, quand sa jeune épouse fut emportée par une maladie fulgurante. Il faillit en mourir de chagrin. Mon grand-père, de trois ans son aîné, fut touché par son désespoir, et l’invita chez lui pour le détourner de projets funestes. Ma grand-mère était alors une jolie jeune maman de vingt-six ans, et ma mère, leur fille, une adorable petite poupée de deux ans d’un blond tirant sur le roux. Leurs rires et la chaleur de ce foyer rendirent Monsieur O. à la vie. Il aima la petite fille comme sa fille, et la femme de son ami comme sa femme.

Nul ne m’a jamais révélé les détails de leur histoire, mais je sais que mon grand-père, tantôt furieux, tantôt indulgent, finit par s’accommoder de la situation. Il y eut des moments de tension extrême, comme il y eut de nombreux moments de joie partagée. Leur relation, selon l’angle ou le moment, pouvait paraître soit trouble, soit limpide. Elle dura plus de quarante ans.

Moi je sais simplement que je les aimais tous les trois, et qu’on riait beaucoup. Ils arrivaient vers dix-sept heures, nous faisaient faire nos devoirs, et juste après nous jouions à toutes sortes de jeux. Nous ne nous en lassions jamais. Ils reprenaient leur souffle en buvant du thé, et parlaient de livres ou de politique en grignotant des petits-beurre. Puis, vers sept heures du soir, ils reprenaient leurs cannes et leurs chapeaux, et j’attendais avec impatience leur retour le lendemain.

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