11 novembre 1918

Aujourd’hui est le jour du centenaire. 11 novembre 1918. C’était un lundi. Fin d’une boucherie de mille cinq cents jours.

Depuis que j’ai commencé ce blog, j’ai publié tous les 11 novembre quelque chose sur la guerre de 14. Il me plait de les récapituler ci-dessous, et d’en ajouter un dernier.

J’informe aussi que ce soir, France 2 diffuse Apocalypse, la paix impossible 1918-1926, un de ces extraordinaires documentaires produits par mon ami Louis Vaudeville qui vous réconcilient avec la télé.

© Apocalypse / Louis Vaudeville

11 novembre 2008. Trop de mo(r)ts

11 novembre. Je voulais simplement publier ici la liste des noms relevés sur le monument aux morts d’un village de France, pris au hasard.

J’étais tombé sur celui de Montdidier, dans la Somme. J’ai copié la liste, et mon ordinateur a affiché :
« Votre article comporte plus de 64000 caractères. Veuillez le réduire avant de le publier. »

 

11 novembre 2009. Devenir poilus

Pour en revenir aux belettes*, leurs petits naissent nus, aveugles et sourds. Ils sont sevrés au bout de huit semaines. Ils ont donc deux mois à peine pour se mettre à voir, entendre, et devenir poilus, ce qui est bien nécessaire puisque les dernières portées naissent en septembre, au moment où le temps va commencer à fraîchir.

Il y a un peu plus d’un siècle, les petits des Français naissaient également nus. Mais ils avaient dix-huit à trente ans devant eux avant de devenir poilus, et de se rassembler sous terre, dans des tranchées, au milieu d’autres espèces voisines de mammifères, telles que les rats, les taupes ou les fridolins.

* je venais d’écrire un article sur les belettes

 

11 novembre 2010. Court et con

Je cherchais, pour ce 11 novembre, s’il existait sur Internet une trace de mon grand-père, qui avait fêté ses vingt ans en 1917, à Verdun. Je n’en ai pas trouvé. Mais de lien en lien, j’ai erré dans les souvenirs de la Grande Guerre, dont les récits ont marqué mon enfance, et qui me font toujours frissonner.

En “surfant”, je suis tombé sur une page du Mémorial virtuel du Chemin des Dames, consacrée à l’un de ses combattants. Il s’appelait Almire Alphonse Laurent Piochon, avait vingt-sept ans, était soldat de deuxième classe au 243è régiment d’artillerie. Je lis : « circonstances du décès: tombé au champ d’honneur alors qu’il réparait une ligne téléphonique ; lieu du décès: commune de Courtecon, dans l’Aisne ». Voilà, c’est laconique. Court et con.

Courtecon était un tout petit village de quatre-vingt-quinze habitants, qui fut lui aussi détruit pendant la bataille, et jamais reconstruit.

 

11 novembre 2011. Si je serais mort

J’ai aperçu à la télé un bref sujet sur un brave homme qui s’était présenté à une administration et avait eu la surprise d’y être répertorié comme mort.
– Y a marqué décédé, s’était obstiné le préposé.
Réponse de notre homme :
– C’est pas possible. Si je serais mort je serais le premier à le savoir.

Nous sommes le 11 novembre, et je ne peux m’empêcher de penser que cet homme, du point de vue de la mort, est un peu le pendant du soldat inconnu : un nom sans corps, contre un corps sans nom.

 

11 novembre 2013. Avant

Nous assistons tous périodiquement à des discussions où chacun explique que le monde va de mal en pis. « Regardez, la violence, les incivilités, le terrorisme, le délitement du lien social… Avant, c’était quand même autre chose…»

C’est un thème sur lequel les personnes conservatrices aiment volontiers à broder.

Le plus souvent, je me tais, en attendant qu’on en vienne au sujet suivant. Mais si certains en font un peu trop, je demande: — Avant ? C’était quand, avant ? Il y a cent ans ? Au temps de la guerre de 14 ? Au temps où la France et l’Europe, à l’apogée de leur “civilisation” et de leur puissance, envoyaient des millions de gens à la boucherie ?

Oui, c’est vrai, c’était quand même autre chose…

 

11 novembre 2014. Le défilé du 11 novembre 1914

Le défilé du 11 novembre 1914 eut lieu à Dunkerque. On peut en lire le compte-rendu dans le journal Le Matin :

« [ Sont entrés dans la ville ] une trentaine de goumiers, Algériens au burnous bleus, juchés sur leurs petits chevaux fringants, précédés de leur chef, un caïd à la selle brodée d’or, décoré de la Légion d’honneur, et qui portait sur la manche de sa veste rouge les galons de lieutenant français. Ils encadraient une centaine de prisonniers allemands qu’ils avaient capturés. Troupeau veule et sans couleur, visages ahuris et résignés, ces captifs désarmés avançaient en rangs compacts, uniformément gris, sales ; visages, mains, bottes, vêtements élimés, tout était du même ton terreux ; ils regardaient autour d’eux d’un air étonné et se laissèrent docilement conduire jusqu’à la prison par les beaux Arabes aux visages de bronze, aux bottes de cuir rouge, aux harnachements incrustés d’argent, qui cavalcadaient fièrement jusque sur les trottoirs. »

On admirera le talent de coloriste du journaliste, et l’opposition saisissante qu’il crée entre le troupeau veule, sale et terreux des Allemands (il ne les qualifie pas encore de boches, mais c’est évidemment ce qu’il pense), et le bleu, l’or, le rouge, le bronze, l’argent, des beaux Arabes, troupe éclatante et victorieuse, témoin de la splendeur et de la diversité de la France et de son armée, car la France c’était aussi l’Empire, donc le monde, et le monde n’allait pas se laisser bousculer longtemps par quelques teutons ahuris aux vêtements élimés.

Evidemment, le 11 novembre 1914, tout le monde ignorait qu’il y en avait encore pour quatre ans avant le 11 novembre 1918.

 

11 novembre 2015. Ceux de 14

Comme tous les 11 novembre, je pense à la guerre de 14 et à tous ceux qui l’ont faite.

Mon grand-père me l’avait souvent racontée. A dix ans, je connaissais tous les détails de l’histoire : les obus, la boue, les poux, les assauts, les rats, la cote 304, les corps déchiquetés, la popotte, le courrier, les amis morts.

L’un de ses compagnons d’armes avait été le sergent P. Mon grand-père l’avait laissé le bras arraché et le ventre ouvert dans un trou d’obus. Il avait vainement essayé de le ramener, et l’autre l’avait adjuré de fuir : — Tu vois bien que je vais mourir, abruti ! Sauve ta peau !

Cinquante ans plus tard, alors qu’il se promenait à Biarritz, sur le bord de mer, un homme à qui il manquait un bras s’était précipité vers lui. — Ducasse ! C’est toi ?… C’est bien toi ?

Je me demande si, pour mon grand-père, ça n’a pas été le plus beau jour de sa vie.

 

11 novembre 2016. Massacres

Par un curieux hasard de l’histoire, on commémore ce weekend la guerre de 14-18 et les massacres de 2015 au Bataclan et dans les cafés alentours.

Je me souviens de la tristesse hébétée et rageuse qui m’était tombée dessus l’an dernier, à l’annonce de ces attaques et de leur épouvantable bilan de 130 morts.

Mais puisque nous sommes le 11 novembre, ne laissons pas les démagogues de tous poils nous chanter l’air du “c’était mieux avant”. Pendant chacun des mille cinq cents jours qu’a duré la guerre de 14, le nombre de tués, pour la France seule, s’est élevé à 1000 en moyenne. Si l’on compte les morts militaires de tous les camps, on dépasse le nombre effarant de six mille à la journée, que l’on double encore si l’on ajoute les pertes civiles…

Non, ce n’était pas forcément mieux avant, et le retour des nationalismes matamores et des populismes braillards me fait froid dans le dos.

 

11 novembre 2017.Armageddon

Megiddo, en Galilée, est une ancienne place forte, située non loin de Nazareth, qui contrôlait les routes allant, par le nord et le sud du mont Carmel, des ports de la Méditerranée vers l’intérieur des terres (Samarie et Syrie). Du fait de cette position stratégique, elle fut au cours de l’Antiquité le théâtre de si nombreuses batailles que le mont, ou plutôt la colline, de Megiddo (Har Megiddo) devint, sous la plume de Saint Jean, l’Armageddon de l’Apocalypse.

Nous nous apprêtons à la visiter. Avant d’arriver sur les lieux, le guide nous rappelle que c’est là l’endroit où, selon les Écritures, doit se dérouler le combat ultime et terrible entre les forces du Bien et du Mal. Des légions d’anges doivent s’affronter et la Terre et le Ciel s’entrouvrir. — J’espère que ce sera pour tout-à-l’heure, dit quelqu’un dans le car, ça nous fera du spectacle.

Notons, en ce 11 novembre, que la dernière bataille de Megiddo fut aussi l’une des dernières de la première guerre mondiale (laquelle fut en soi, à mon sens, un joli petit Armageddon). Elle se déroula en septembre 1918, et opposa l’armée ottomane aux troupes anglaises du général Allenby. Ce dernier fut victorieux. On dit qu’avant l’affrontement, il s’était fait communiquer le récit détaillé de la bataille remportée au même endroit 3400 ans plus tôt par le pharaon Thoutmosis III, et qu’il s’inspira de la tactique employée par ce dernier pour obtenir le succès des armes.

 

11 novembre 2018. Revoir, relire, tout ce qui s’est passé dans cette guerre, entre les soi-disant plus civilisées des nations… C’est consternant. La suivante n’a pas fait pire. C’est difficile de faire pire. Cent ans plus tard, on se recueille, on parle, on commémore, on célèbre. On ferait mieux de se taire, devant la monstruosité des hommes. Se taire. Pas une minute, pas deux : un siècle, un siècle de silence, pour bien méditer qui nous sommes, et ce que nous, ou nos semblables, sommes capables de faire.

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